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LECONTE DE LISLE

Le problème du mal, cette fois, est posé dans les termes les plus larges, d’un point de vue qui n’a plus rien d’intéressé ni d’égoïste, d’un point de vue purement intellectuel, et comme qui dirait des hauteurs de Sirius. Il ne nous reste plus, pour connaître toute la pensée de Leconte de Lisle, et pour avoir fait le tour de sa philosophie, qu’à enregistrer, de ce problème métaphysique, la solution métaphysique que le poète a donnée.

Cette solution, il ne l’a pas inventée. Il l’a trouvée dans les conceptions du brahmanisme, auxquelles il avait été initié — dans le même temps à peu près que Louis Ménard lui transmettait ses idées sur l’histoire des religions — par un autre de ses amis, un disciple d’Eugène Burnouf, Ferdinand de Lanoye. Elles avaient d’abord excité chez lui, semble-t-il, plus de curiosité que d’admiration, si on en juge par le ton ironique et amusé d’une nouvelle hindoue, la Princesse Yaso’da, qu’il publia, en 1847, dans La Démocrate Pacifique. Elle raconte l’histoire malheureuse et touchante d’une vierge royale, « la rose du Lasti D’jumbo, la perle du monde ». La princesse a pour père le saint roi Satyavatra, devant qui les méchants frémissent de crainte rien qu’à voir « la ligne droite de son nez auguste, signe inflexible de l’infaillibilité de sa justice ». Mais en approfondissant la littérature brahmanique, et spécialement le Bhagavata-Pûrana, Leconte de Lisle fut séduit par la doctrine panthéiste dont cette littérature est l’expression. Le monde, pour les sages de l’Inde, n’est qu’un tissu d’apparences. Il n’y a d’autre réalité que l’être unique, infini et éternel, source et principe de toutes choses, dont la pensée est l’univers. Telle est la vérité que révèle à Brahma, dans un des plus beaux parmi les Poèmes Antiques, Hari, l’être-principe, le dieu parfait, toujours jeune et toujours heureux. « Toute chose, lui dit-il,


                       fermente, vit, s’achève ;
Maisrien n’a de substance et de réatite,
Rien n’est vrai que l’unique et morne Éternité ;
Ô Brahma ! toute chose est le rêve d’un rêve.

La Mâyâ dans mon sein bouillonne en fusion,
Dans son prisme changeant je vois tout apparaître ;