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LE PESSIMISME

France dans l’Hellade, et de l’avenir dans le passé. Il y eut pour lui un temps où l’existence humaine avait été heureuse, une contrée où avait fleuri la beauté. C’est de ce côté qu’il tourna les pensées d’une âme essentiellement nostalgique, et ses aspirations devinrent des regrets. Ce tour d’esprit se faisait déjà sentir chez lui avant 1848 : témoin le poème d’Hélène dont j’ai cité quelques fragments ; témoin aussi, dans ce poème de Qaïn, dont les idées maîtresses remontent, selon moi, à 1845, les passages où le poète, avec une visible complaisance, développe les plaintes de l’inconsolable exilé :


Éden ! Ô vision éblouissante et brève,
Toi, dont avant les temps j’étais déshérité !…
…………………………………………
Éden ! ô le plus cher et le plus doux des songes,
Toi vers qui j’ai poussé d’inutiles sanglots !
Loin de tes murs sacrés éternellement clos,
La malédiction me balaye, et tu plonges
Comme un soleil perdu dans l’abîme des flots !…


témoin encore, dans La Phalange de 1847, la longue tirade d’Orphée et Chiron, où le centaure revit comme en un songe les jours les plus lointains de son passé :


Oui, j’ai vécu longtemps sur le sein de Kybèle…
Dans ma jeune saison que la terre était belle !…
Ô jours de ma jeunesse, ô saint délire, ô force !
Ô chênes dont mes mains brisaient la rude écorce,
Lions que j’étouffais contre mon sein puissant,
Monts témoins de ma gloire et rouges de mon sang !
Jamais, jamais mes pieds fatigués de l’espace,
Ne suivront plus d’en bas le grand aigle qui passe
Et comme aux premiers jours d’un monde nouveau-né,
Jamais plus, de flots noirs partout environné,
Je ne verrai l’Olympe et ses neiges dorées
Remonter lentement aux cieux hyperborées !…


Cette tendance naturelle à l’esprit du poète, elle était alors réprimée, combattue, refoulée par les affirmations et les espoirs qui se faisaient jour autour de lui. Après 1848, elle ne rencontra plus d’obstacle. La pensée de Leconte de Lisle, se détournant des réalités qui lui étaient douloureuses, se réfugia dans l’antiquité