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LECONTE DE LISLE

cience, du sentiment très vif de sa dignité personnelle ; elle venait aussi et surtout d’un immense orgueil. « Je sais, écrivait-il un jour à Rouffet, que, dans mon orgueil — et je ne saurais me le dissimuler — une envie de dominer plus forte parfois que ma volonté même est en moi. » À plus forte raison se sentait-il incapable de s’abaisser ou de plier. La seule idée, je ne dis pas d’une bassesse, mais d’une sollicitation, d’une concession, d’une démarche qui le mit sous la dépendance ou dans l’obligation d’autrui, lui était insupportable. Lorsqu’il s’était agi, en 1839, de publier, de compte à demi avec Rouffet, ce volume de poésies qui devait leur ouvrir à tous les deux le chemin de la gloire, la proposition, avancée par son ami, de le faire imprimer par souscription, lui avait causé un sursaut de colère : « Savez-vous ce que c’est que de faire imprimer par souscription ? Êtes-vous disposé à vous traîner à deux genoux devant des gens qui se soucient fort peu de vos vers, afin d’en obtenir de l’argent ? Pour moi, non seulement cela est au-dessus de mes forces, mais j’aimerais mieux ne jamais publier une ligne que la devoir à la pitié du vulgaire. » On n’a pas oublié de quel ton cassant, avec quelle inflexibilité arrogante, il enjoignait à Adamolle de ne consentir à aucune modification de la « copie » qu’il était chargé de remettre au Courrier de Saint-Paul ; avec quelle susceptibilité hautaine il rejetait, tout d’abord et de premier mouvement, les offres de La Démocratie Pacifique, de peur de paraître abandonner quelque chose de l’intégrité de ses opinions. L’orgueil, porté à ce point, est une force. La conviction d’une supériorité intime, qui ne s’abaisse devant personne, que personne ne peut vous ravir, est un ressort puissant dans l’adversité, un soutien dans l’épreuve. Mais ce même orgueil est aussi une infirmité morale, une cause de faiblesse et de souffrances. La conscience de sa valeur méconnue dut rendre plus cruelles encore pour le poète, en dépit de sa « résignation philosophique », les humiliations, les injustices, les déboires de toute sorte qui lui furent infligés par les hommes ou par la fortune.

Avant de quitter Bourbon, Leconte de Lisle ne savait pas encore ce que c’était que la souffrance. Je ne sais si, à cette époque,