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LE PESSIMISME

de la manière la plus heureuse ces confidences discrètes de sa poésie. Il vaut la peine de citer en entier cette page aussi sineère que pénétrante :


J’ai toujours été un être nomade — écrivait-il à Rouffet le 26 mars 1839 — et vous devez bien comprendre que cette vie incertaine, quelque jeune que je fusse alors, n’a jamais été propre à fixer mes idées et mes sensations. Aussi, je m’effraie parfois de la confusion qui bouleverse ma tête mes pensées sans résultat, désirs ardents sans but réel, abattements soudains, élans inutiles, se heurtent dans mon âme et dans mon cœur pour s’évanouir bientôt en indolence soucieuse. Rien de fixe et d’arrêté pour l’avenir mon passé même semble évoquer mes souvenirs, preuve de mon inutilité passée, pour me prédire mon incapacité future. J’ai rêvé, comme un autre, d’amour et de jours heureux, écoulés entre une femme aimée et un ami bien cher ; mais ce n’était là qu’un songe. Je le sens bien, il y a en moi trop de mobilité pour espérer une telle vie, si toutefois il m’était donné de jamais la réaliser. La monotonie m’abrutit, et je me reconnais un tel besoin de métamorphoses, que je me sentirais capable d’éprouver en un mois tout l’amour, toute la haine et toutes les espérances d’un homme qui y aurait consacré sa vie tout entière. Oui, me voilà bien, mon ami. Pardonnez-moi de m’être posé en sorte de problème, et essayez de me résoudre. Notez qu’avec tout cela je suis excessivement malheureux. Vous me diriez, sans doute, qu’une semblable vie n’est appuyée sur nul raisonnement et que, au bout du compte, ce n’est qu’une paresse incarnée. C’est peut-être vrai.


Déséquilibre de la rêverie et de l’action, disproportion entre l’infini des désirs et l’étroitesse des réalités, repliement sur soi-même, découragement et tristesse, si ce sont là les causes et les symptômes de ce qu’entre 1830 et 1840 on appelait encore « le mal du siècle », Leconte de Lisle en a été atteint, et, de son pessimisme, le point de départ, autant du moins qu’il est accessible à l’analyse psychologique, se trouve là. Plus enclin à agir, il eût moins embrassé par le rêve ; il eût appris à limiter ses aspirations, à choisir un but prochain, à y concentrer ses pensées et à y proportionner ses efforts. Il se fût contenté peut-être de ces « joies réelles et modestes que lui recommandait timidement Adamolle il eût atteint son idéal, parce qu’il l’aurait placé moins haut ; il eût été plus heureux, mais il ne fût pas devenu le poète, et le grand poète, qu’il a été.

Ajoutez, — pour lui rendre la vie encore plus difficile, — à cette disposition première, la raideur d’un caractère altier et intransigeant. Cette raideur venait d’une réelle droiture de cons-