considérants de ses jugements. Mais, dans le cas de Leconte de Lisle, il n’y a rien qui relève de la pathologie ou de la médecine. Né sain de parents sains, il a prolongé jusqu’à soixante-quinze ou seize ans une existence que la maladie ne semble à aucune époque avoir notablement éprouvée. À soixante ans, on nous le montre capable de monter à cheval, lui, homme sédentaire et déshabitué dès longtemps des exercices du corps, pour escorter une jeune femme dans ses promenades, et même d’accomplir en mer, sous ses yeux, des « prouesses de nageur » ; et les Parisiens qui, quelque dix ou douze ans plus tard, le voyaient, à la fin d’un après-midi d’été, sortir du palais du Luxembourg et remonter vers son appartement du boulevard Saint-Michel, admiraient ce beau vieillard, marchant d’un pas alerte, le torse large et droit, bien pris dans la redingote grise, la tête haute, le monocle à l’œil sous un chapeau haut de forme soigneusement lustré. Celui-là n’avait pas l’air d’avoir jamais manqué de « vigueur constitutionnelle » ni de « richesse physique », et si l’on admet que Victor Hugo dut à la puissance indéniable de son tempérament et à l’excellence progidieuse de son estomac l’optimisme qui est, à tout prendre, le trait marquant de son œuvre, on ne constatera pas sans quelque étonnement que l’auteur de La Légende des Siècles et celui des Poèmes Barbares, ayant reçu l’un et l’autre de la nature une constitution également et exceptionnellement robuste, se soient fait de Dieu, des hommes et du monde, une conception si différente, pour ne pas dire absolument opposée.
Si donc je crois inutile de remonter jusqu’à la naissance de Leconte de Lisle, et même par delà, pour exposer la genèse de son pessimisme, en revanche il me paraît intéressant de signaler chez lui, d’après son propre témoignage, dès le temps de son séjour à Bourbon, des accès d’angoisse inexpliquée et de tristesse sans cause, qui lui sont demeurés comme un des souvenirs inoubliables de son adolescence. Dans une pièce écrite vraisemblablement au cours de sa vieillesse, à l’époque où, comme il disait à Jules Breton, « il revivait ses impressions premières », il décrit un de ces beaux paysages de Bourbon que son imagination se