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comme aucun objet ne nous est connu scientifiquement que par la détermination de son type ou de sa nature, et de sa loi, c’est-à-dire de ses causes et de ses effets, comme cette détermination suppose un enchaînement de représentations abstraites et générales, nous en sommes réduits, pour apprécier les réalités qui nous environnent, aux émotions mêmes qu’elles suscitent en nous avant tout examen. Nous aimons par exemple nos parents, nos amis, non parce qu’ils appartiennent à telle ou telle catégorie et jouent tel ou tel rôle dans notre destinée d’homme, mais, comme le dit bien Montaigne des amis, parce que c’est eux et parce que c’est nous. Il semble particulièrement à l’amoureux que celle qu’il aime ne ressemble à aucune autre femme, et que le sentiment qu’elle lui inspire, nul ne l’a jamais éprouvé avant lui, que son amour est quelque chose d’unique et d’exceptionnel, auquel il n’y a pas de précédents dans l’humanité, comme cela ne doit avoir aucune conséquence accessible à la prévision. Il ne pense pas que des milliers et des milliers d’êtres humains se sont aimés avant lui et elle, ou s’il y pense, c’est une idée insupportable qui ravale ce qu’il considère comme une aventure extraordinaire au rang d’un événement banal, simple exemplaire d’une forme surannée, simple effet d’une loi aussi vieille que le monde s’il y pense, il aime déjà moins.

Nos affections politiques sont soumises à la même condition. Le patriote aime son pays comme s’il était sans pareil, il ne le considère pas comme une forme sociale qui a commencé, qui s’est développée et qui peut finir selon des lois générales pour le Romain, Rome était éternelle, et sa ville était la ville par excellence, l’unique, Urbs. Il en est de même pour les systèmes politiques auxquels nous nous attachons : l’ensemble des idées et des espérances suscitées par le mouvement de 89 n’était pas pour