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bonheur de tous, se sont transformées en instruments de torture quand elles ont méconnu cette égalité naturelle. Dans la famille, société originelle, tous étaient égaux. Les lois ont créé les distinctions sociales. Enfin elles ont arbitrairement créé la propriété. « Originairement le terroir n’est à personne, ses fruits sont à tous. L’institution des propriétés particulières est une surprise faite à la masse des simples et des bons ; les lois de cette institution devaient nécessairement créer des heureux et des malheureux, des maîtres et des esclaves. » Elle a en effet entraîné comme conséquences trois négations du droit : premièrement, l’hérédité qui produit des malheureux dès la seconde génération et qui condamne à la misère parmi les enfants d’un même père ceux dont la famille est plus nombreuse et leurs descendants ; secondement, l’aliénabilité, les uns s’endettant, se ruinant et vendant en fin de compte leur part de terre aux autres, ce qui les met à leur merci ; troisièmement, la diversité de valeur attribuée aux travaux divers, préjugé qui découle de la convention funeste que le travail est une propriété individuelle. « Il y a absurdité et injustice dans la prétention d’une plus grande récompense pour celui dont la tâche exige un plus haut degré d’intelligence, plus d’application et de tension d’esprit ; cela n’étend nullement la capacité de son estomac[1]. » D’ailleurs c’est par un effet d’opinion, par une présomption des plus discutables que l’on attribue plus de valeur au travail de la pensée qu’au travail des bras. « Ce sont les intelligents qui ont donné un si haut prix aux conceptions de leur cerveau, et si les forts eussent concur-

  1. Sur ces trois institutions funestes, voir Défense, p. 36-39. Sur l’égalité des estomacs, voir Rousseau, Emile, livre III. « L’homme est le même dans tous les états, le riche n’a pas l’estomac plus grand que le pauvre ; les besoins naturels étant partout les mêmes, les moyens d’y pourvoir doivent être partout égaux. »