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Le brigadier Frédéric.

Au bout d’un instant, sans me regarder, il dit en toussant tout bas ;

« Ah ! si j’avais été seul avec ma femme ! Mais j’ai six enfants… je suis leur père… je ne pouvais pas les laisser mourir de faim !… Vous aviez quelques sous d’économie… moi, je n’avais pas un centime… »

Alors, voyant cet homme en place, car il était brigadier forestier allemand, voyant cet homme qui s’excusait devant un malheureux banni comme moi, ne sachant non plus que lui répondre, je dis :

« Mon Dieu ! voilà !… À chacun son fardeau.. Allons… allons… au revoir… »

Il aurait bien voulu me donner la main, mais ! je détournai les yeux, et je continuai ma route, en pensant :

« Celui-ci, Frédéric, est encore plus malheureux que toi ; son chagrin est épouvantable ; il a vendu sa conscience aux Prussiens pour un morceau de pain noir ! Au moins, toi, tu peux regarder tout le monde en face ; tu peux dire malgré ta misère : — Je suis un honnête homme !… — Et lui n’ose plus regarder un vieux camarade ; il rougit, il baisse la tête !… Les autres