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L’AMI FRITZ.

l’heure. On a beau faire, il faut que cela nous arrive comme aux autres. »

Ainsi rêvait Fritz en entrant dans sa chambre, et, s’étant couché, ces idées le suivirent encore quelque temps, puis il s’endormit.

Le lendemain, il n’y songeait plus, quand ses yeux tombèrent sur le vieux clavecin, entre le buffet et la porte. C’était un petit meuble en bois de rose, à pieds grêles, terminés en poire, et qui n’avait que cinq octaves. Depuis trente ans il restait là ; Katel y déposait ses assiettes avant le dîner, et Kobus y jetait ses habits. À force de le voir, il n’y pensait plus ; mais alors il lui sembla le retrouver après une longue absence. Il s’habilla tout rêveur, puis, regardant par la fenêtre, il vit Katel dehors, en train de faire ses provisions au marché. S’approchant aussitôt du clavecin, il l’ouvrit et passa les doigts sur ses touches jaunes : un son grêle s’échappa du petit meuble, et le bon Kobus, en moins d’une seconde, revit les trente années qui venaient de s’écouler. Il se rappela Mme Kobus, sa mère, une femme jeune encore, à la figure longue et pâle, jouant du clavecin ; M. Kobus le juge de paix, assis auprès d’elle, son tricorne au bâton de la chaise, écoutant ; et lui, Fritz, tout petit, assis à terre avec le cheval de carton, criant :