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qu’un être aussi boiteux que toi resterait en route à la première étape ! » Tout cela ne m’empêchait pas d’être rempli d’inquiétude.

On ne pensait déjà plus à ceux de la Russie, excepté leurs familles.

M. Goulden, quand nous étions seuls à travailler, me disait quelquefois :

« Si ceux qui sont nos maîtres, et qui disent que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre bonheur, pouvaient se figurer, au commencement d’une campagne, les pauvres vieillards, les malheureuses mères auxquels ils vont en quelque sorte arracher le cœur et les entrailles pour satisfaire leur orgueil ; s’ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leurs gémissements au moment où l’on viendra leur dire : « Votre enfant est mort… vous ne le « verrez plus jamais ! il a péri sous les pieds des chevaux, ou bien écrasé « par un boulet, ou bien dans un hôpital, au loin, — après avoir été « découpé, — dans la fièvre, sans consolation, en vous appelant comme « lorsqu’il était petit !… »s’ils pouvaient se figurer les larmes de ces mères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pour continuer. Mais ils ne pensent à rien ; ils croient que les autres n’aiment pas leurs enfants autant qu’eux ; ils prennent les gens pour des bêtes ! Ils se trompent ; tout leur grand génie