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perte de vue sur les cinq ponts de l’Elster et de la Pleisse qui se suivent à la file, et n’en font pour ainsi dire qu’un. Ce pont, sur lequel tant de milliers d’hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Cela devait prendre beaucoup de temps, et l’idée venait à tout le monde qu’il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deux rivières, puisque d’un instant à l’autre l’ennemi pouvait nous attaquer, et qu’alors la retraite deviendrait bien difficile. Mais l’Empereur avait oublié de donner des ordres, et l’on n’osait rien faire sans ordre ; pas un maréchal de France n’aurait osé prendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu’un seul ! Voilà pourtant à quoi la discipline terrible de Napoléon avait réduit tous ces vieux capitaines : ils obéissaient comme des machines et ne s’inquiétaient de rien autre, dans la crainte de déplaire au maître !… Moi, tout de suite, en voyant ce pont qui n’en finissait plus, je pensai : « Pourvu qu’on nous laisse défiler maintenant, car, Dieu merci, nous avons assez de bataille et de carnage ! Une fois de l’autre côté, nous serons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-être encore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden ! » En songeant à cela, je m’attendrissais, je regardais d’un œil d’envie ces milliers