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de la charrette. Je levai un écu de six livres ; la cantinière, à genoux derrière sa tonne, me tendit un grand verre d’eau-de-vie avec un morceau de pain blanc, en prenant mon écu. Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui le vida. Nous eûmes ensuite de la peine à sortir de cette foule, on se regardait d’un air sombre, on se faisait place des épaules et des coudes, et c’est là qu’on pouvait dire — en voyant ces faces dures, ces yeux creux, ces mines terribles d’hommes qui viennent de traverser mille morts et qui recommenceront demain — : « Chacun pour soi… Dieu pour tous ! » En remontant le village, Zébédé me dit : « Tu as du pain ? — Oui. » Je cassai le pain en deux et je lui en donnai la moitié. Nous mangions en allongeant le pas. On entendait encore tirer dans le lointain. Au bout de vingt minutes nous avions rattrapé la queue de la colonne, et nous reconnûmes le bataillon au capitaine adjudant-major Vidal, qui marchait auprès. Nous rentrâmes dans les rangs sans que personne eût remarqué notre absence. Plus on approchait de la ville, plus on rencontrait de détachements, de canons et de bagages,