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le crime qui, depuis tant de siècles, les empêche d’être frères avant la mort ! Mais ce qu’il y avait encore de plus triste, c’était la longue file de voitures emmenant les pauvres blessés; — ces malheureux dont on ne parle dans les bulletins que pour en diminuer le nombre, et qui périssent dans les hôpitaux comme des mouches, loin de tous ceux qu’ils aiment, pendant qu’on tire le canon et qu’on chante dans les églises pour se réjouir d’avoir tué des milliers d’hommes ! Lorsque nous arrivâmes à Lutzen, la ville était tellement encombrée de blessés que notre convoi reçut l’ordre de partir pour Leipzig. On ne voyait dans les rues que des malheureux aux trois quarts morts, étendus le long des maisons sur de la paille. Il nous fallut plus d’une heure pour arriver devant une église, où l’on déchargea quinze ou vingt d’entre nous qui ne pouvaient plus supporter la route. Le maréchal des logis et ses hommes, après s’être rafraîchis dans un bouchon au coin de la place, remontèrent à cheval, et nous continuâmes notre chemin vers Leipzig. Alors je n’entendais et je ne voyais plus; la tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient, je prenais les arbres pour des hommes; j’avais une soif dont on ne peut se faire l’idée. Depuis