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HUGUES-LE-LOUP

— D’autant plus qu’un grand nombre de médecins ont déjà visité le comte.

— Ah !

— Oui, il nous en est venu de Berlin, en grande perruque, qui ne voulaient voir que la langue du malade ; de la Suisse, qui ne regardaient que ses urines ; et de Paris, qui se mettaient un petit morceau de verre dans l’œil pour observer sa physionomie. Mais tous y ont perdu leur latin et se sont fait payer grassement leur ignorance.

— Diable ! comme tu nous traites !

— Je ne dis pas ça pour toi, au contraire, je te respecte, et s’il m’arrivait de me casser une jambe, j’aimerais mieux me confier à toi qu’à n’importe quel autre médecin ; mais, pour ce qui est de l’intérieur du corps, vous n’avez pas encore découvert de lunette pour voir ce qui s’y passe.

— Qu’en sais-tu ? »

À cette réponse, le brave homme me regarda de travers.

« Serait-ce un charlatan comme les autres ? » pensait-il.

Pourtant il reprit :

« Ma foi, Fritz, si tu possèdes une telle lunette, elle viendra fort à propos, car la maladie du comte est précisément à l’intérieur : c’est une maladie terrible, quelque chose dans le genre de la rage. Tu sais que la rage se déclare au bout de neuf heures, de neuf jours ou de neuf semaines ?

— On le dit, mais, ne l’ayant pas observé par moi-même, j’en doute.

— Tu n’ignores pas, au moins, qu’il y a des fièvres de marais qui reviennent tous les trois, six ou neuf ans. Notre machine a de singuliers engrenages. Quand cette maudite horloge est remontée d’une certaine façon, la fièvre, la colique ou le mal de dents vous reviennent à minute fixe.

— Eh ! mon pauvre Gédéon, à qui le dis-tu… ces maladies périodiques font mon désespoir.

— Tant pis !… la maladie du comte est périodique, elle revient tous les ans, le même jour, à la même heure ; sa bouche se remplit d’écume, ses yeux deviennent blancs comme des billes d’ivoire ; il tremble des pieds à la tête et ses dents grincent les unes contre les autres.

— Cet homme a sans doute éprouvé de grands chagrins ?

— Non ! Si sa fille voulait se marier, ce serait l’homme le plus heureux du monde. Il est puissant, riche, comblé d’honneurs. Il a tout ce que les autres désirent. Malheureusement sa fille refuse tous les partis qui se présentent. Elle veut se consacrer à Dieu, et ça le chagrine de penser que l’antique race des Nideck va s’éteindre.

— Comment sa maladie s’est-elle déclarée ?

— Tout à coup, il y a dix ans.

En ce moment le brave homme parut se recueillir ; il sortit de sa veste un tronçon de pipe et le bourra lentement, puis l’ayant allumé :

« Un soir, dit-il, j’étais seul avec le comte dans la salle d’armes du château. C’était vers les fêtes de Noël. Nous avions couru le sanglier toute la journée dans les gorges du Rhéethâl, et nous étions rentrés, à la nuit close, rapportant avec nous deux pauvres chiens, éventrés depuis la queue jusqu’à la tête. Il faisait juste un temps comme celui-ci : froid et neigeux. Le comte se promenait de long en large dans la salle, la tête penchée sur la poitrine et les mains derrière le dos, comme un homme qui réfléchit profondément. De temps en temps il s’arrêtait pour regarder les hautes fenêtres où s’accumulait la neige ; moi, je me chauffais sous le manteau de la cheminée en pensant à mes chiens, et je maudissais intérieurement tous les sangliers du Schwartz-Wald. Il y avait bien deux heures que tout le monde dormait au Nideck, et l’on n’entendait plus rien que le bruit des grandes bottes éperonnées du comte sur les dalles. Je me rappelle parfaitement qu’un corbeau, sans doute chassé par un coup de vent, vint battre les vitres de l’aile, en jetant un cri lugubre, et que tout un pan de neige se détacha : de blanches qu’elles étaient, les fenêtres devinrent toutes noires de ce côté…

— Ces détails ont-ils du rapport avec la maladie de ton maître ?

— Laisse-moi finir… tu verras. À ce cri, le comte s’était arrêté, les yeux fixes, les joues pâles et la tête penchée en avant, comme un chasseur qui entend venir la bête. Moi je me chauffais toujours, et je pensais : — Est-ce qu’il n’ira pas se coucher bientôt ? » Car, pour dire la vérité, je tombais de fatigue. Tout cela, Fritz, je le vois, j’y suis !… À peine le corbeau avait-il jeté son cri dans l’abîme, que la vieille horloge sonnait onze heures. — Au même instant, le comte tourne sur ses talons ; il écoute, ses lèvres remuent ; je vois qu’il chancelle comme un homme ivre. Il étend les mains, les mâchoires serrées, les yeux blancs. Moi je lui crie : « Monseigneur, qu’avez-vous ? » Mais il se met à rire comme un fou, trébuche et tombe sur les dalles, la face contre terre. Aussitôt j’appelle au secours ; les domestiques arrivent. Sébalt prend le comte par les jambes, moi par les épaules, nous le transportons sur