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MYRTILLE.

MYRTILLE


I


Tout au bout du village de Dosenheim, en Alsace, à cinquante pas au-dessus du sentier sablonneux qui mène au bois, s’élève une jolie maisonnette entourée d’arbres fruitiers, la toiture plate chargée de grosses pierres, le pignon sur la vallée.

Quelques volées de pigeons tourbillonnent autour, des poules se promènent le long des haies, un coq se perche sur le petit mur de son jardin et sonne le réveil ou la retraite dans les échos du Falberg ; un escalier à rampe de bois, où pend la lessive, monte au premier étage, et deux rameaux de vigne grimpent à la façade et vont s’épanouir jusque sous le toit.

Si vous gravissez l’escalier, vous découvrez, au fond de la petite allée, la cuisine avec ses plats fleuronnés, ses soupières rebondies ; si vous ouvrez la porte à droite, vous entrez dans la grande salle aux vieux meubles de chêne, au plafond rayé de poutres brunes, à l’antique horloge de Nuremberg qui bat la cadence.

Une femme de trente-cinq ans, la taille serrée dans un long corset de taffetas noir, la tête surmontée de la toque de velours aux grands rubans tremblotants, file et rêve.

Un homme en habit de peluche et culotte de drap marron, le front large, osseux, le regard calme et réfléchi, fait sauter sur ses genoux un gros garçon joufflu, en sifflant le boute-selle.

Le village s’aperçoit au fond de la vallée, comme encadré dans les petites fenêtres de la maisonnette : la rivière saute par-dessus l’écluse du moulin et traverse la grande rue tortueuse ; les vieilles maisons, avec leurs échoppes sombres, leurs hangars, leurs lucarnes, leurs filets étendus au soleil ; les jeunes filles qui lavent, agenouillées sur la pierre de la rive ; les bœufs qui s’abreuvent et mugissent gravement au milieu des grands saules ; les jeunes pâtres qui font claquer leur fouet ; les cimes des montagnes, où se découpe la flèche grêle des sapins, tout cela se mire dans le flot bleu qui passe, emportant des flottilles de canards, ou quelques vieux arbres déracinés sur la côte.

En voyant ces choses, avec l’attendrissement convenable, vous pensez : « Le Seigneur Dieu est bon !… Tout ce qu’il a fait est parfait, excellent… Rendons-lui grâces et célébrons ses louanges dans les siècles des siècles. Amen !

Eh bien, mes chers amis, telle était la maison de Brêmer, tels étaient Brêmer lui-même, sa femme Catherine et leur fils, le petit Fritz, en l’an de grâce 1820.

Je me les représente exactement comme je viens de vous les dépeindre.

Christian Brêmer avait servi dans les chasseurs de la garde impériale. Après 1815, il avait épousé Catherine, son ancienne amoureuse, un peu vieille, mais toujours fraîche et pleine de grâce. Avec son propre bien, sa maison, ses quatre ou cinq arpents de vigne, et les terres qu’il tenait de Catherine, Brêmer se trouvait être un des meilleurs bourgeois de Dosenheim ; il aurait pu devenir maire, adjoint, conseiller municipal, mais il se souciait peu des honneurs, et son unique plaisir, une fois le travail des champs terminé, était de décrocher son fusil, de siffler son chien Friedland, et de faire un tour au bois.

Or il advint que le brave homme, rentrant un jour de la chasse, rapporta dans sa grande gibecière une petite bohémienne de deux à trois ans, vive comme un écureuil et brune comme une groseille noire. Il l’avait trouvée dans le sac d’une malheureuse femme gypsie, morte de fatigue et peut-être de faim au pied d’un arbre.

Je vous laisse à penser les cris de Catherine et ses protestations. Mais, comme Brêmer avait l’habitude de commander chez lui, il déclara simplement à sa femme que la petite serait baptisée sous les noms de Suzanne-Frédérique-Myrtille, et qu’on l’élèverait avec le petit Fritz.

Il va sans dire que toutes les commères du village vinrent contempler tour à tour la petite bohémienne, dont la physionomie grave et rêveuse les étonnait.

« Ce n’est pas une enfant comme les autres, disaient-elles, c’est une païenne… une vraie païenne !… On voit dans ses yeux noirs qu’elle comprend tout !… Elle nous écoute… Prenez garde, maître Christian, les bohémiens ont les doigts crochus… Quand on élève de petites fouines, un beau matin elles étranglent votre coq et prennent la clef des champs.

— Allez-vous-en au diable ! criait Brêmer ;