pas même une pierre pour reposer sa tête, il se considérait comme le plus malheureux, le plus abandonné des êtres de ce monde ! Ah ! s’il n’avait pas eu cette haute mission à remplir ! s’il n’avait pas été prédestiné, dès l’origine des siècles, à la destruction du sophisme et des préjugés ! Mais cette haute mission elle-même, que d’amertume, que de malheurs, que de déceptions elle lui avait suscités ! Hélas ! pauvre Mathéus ! comment pourrait-il l’accomplir ? où irait-il en sortant de la brasserie ? que ferait-il le soir du même jour ?
Au milieu de ces pensées désolantes, le bonhomme s’habilla ; il descendit lentement l’escalier et se trouva dans la grande salle.
Lorsqu’il entra, les fenêtres étaient ouvertes ; les servantes arrosaient et balayaient le plancher ; madame Müller remplissait de fruits et de tartines les petits paniers de ses enfants pour les envoyer à l’école ; c’était une scène d’animation qui lui fit oublier un peu ses réflexions sur la difficulté de convertir l’univers. D’ailleurs Kasper Müller et Coucou Peter, assis près de l’une des petites tables de la salle, l’accueillirent par de si joyeuses exclamations, qu’il reprit un peu courage.
« Hé ! bonjour, mon cher monsieur ! comment avez-vous passé la nuit ?
— Vous arrivez au bon moment, maître Frantz, on va servir le déjeuner.
— Prenez donc place, monsieur le docteur ; Catherine, voici le monsieur dont je t’ai parlé.
— Ah ! monsieur, soyez le bienvenu, je suis heureuse de vous connaître… on m’a dit tant de bien de vous ! »
C’est ainsi que fut reçu le bon docteur ; on s’empressa de lui faire place à table, et mademoiselle Charlotte apparut aussitôt avec deux cafetières pour servir le café à la crème.
Dans cette circonstance, l’illustre philosophe eut encore l’occasion de remarquer l’esprit sensuel de son disciple.
En effet, comme Charlotte lui versait le café, il s’écria :
« Donnez-moi beaucoup de café, je vous dirai pourquoi.
Mathéus avait beau lui faire signe de modérer sa gourmandise, cela ne l’empêcha point de dire encore :
« Donnez-moi beaucoup de crème, je vous dirai pourquoi.
— Très-bien, monsieur, dit Charlotte en remplissant sa tasse jusqu’au bord, très-bien ! »
Puis elle déposa ses cafetières sur la table pour attendre l’explication de Coucou Peter.
« Eh bien ! qu’attendez-vous, ma petite commère ? demanda le joyeux ménétrier.
— Que vous me disiez pourquoi vous m’avez demandé beaucoup de crème et beaucoup de café.
— Ah ! c’est parce que je mets beaucoup de sucre, fit-il tranquillement. »
Alors tout le monde se mit à rire de sa réponse, et Mathéus n’osa point lui faire de reproches.
Pendant le déjeuner, qui se passa gaiement, l’illustre philosophe n’eut pas le temps de réfléchir à ses projets futurs ; mais, vers la fin, en songeant qu’il faudrait bientôt partir, et ne sachant encore où aller, la figure du bonhomme reprit tout son sérieux.
Kasper Müller semblait lire au fond de son âme.
« Monsieur le docteur, dit-il tout à coup, il faut que vous me fassiez une promesse.
— Ah ! mon cher ami, tout ce qu’il me sera possible de faire pour vous, je le ferai de bon cœur.
— Eh bien ! c’est convenu, écoutez-moi donc. Si votre séjour doit se prolonger ici, je désire que vous profitiez de ma table et de mon logement. »
Maître Frantz fit un geste comme pour se lever, mais Kasper Müller lui posant la main sur le bras :
« Écoutez-moi jusqu’au bout, vous me répondrez ensuite. Une personne de plus ou de moins dans ma maison ne signifie rien…
— Ni deux non plus, ajouta Coucou Peter ; quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre. »
Mais Kasper Müller ne fit pas attention à cette remarque et poursuivit :
« J’ai votre promesse ! Maintenant, si vous me consultiez sur vos projets grandioses, je vous dirais franchement qu’à votre place je retournerais au Graufthal ! »
Maître Frantz regarda son hôte d’un œil attendri, et cependant sans répondre ; on voyait qu’une grande résolution se débattait dans son cœur.
« J’irais au Graufthal, reprit Kasper Müller avec force, d’abord parce que je pourrais y faire plus de bien que partout ailleurs, ensuite parce que les hommes ne valent pas la peine qu’on se dévoue pour eux ; qu’ils ne vous comprennent pas ou ne veulent pas vous comprendre, et que Dieu saura toujours éclairer ses enfants quand il le voudra ; parce qu’enfin, à votre place, je croirais avoir acquis le droit de me reposer ! »
Kasper Müller parlait d’une voix ferme : chacune de ses paroles partait du cœur.
Maître Frantz pâlissait et rougissait tour à tour ; il se cacha le visage des deux mains et s’écria.