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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

traînant leurs chevaux par la bride, des douaniers armés de leur tige de fer sondant les ballots, des diligences chargées de conscrits. Une foule de lumières apparaissaient à l’horizon et se doublaient dans les ondes noires de l’Ill. Mais quand ils eurent franchi le pont, le corps de garde tumultueux, les détours de l’avancée ; quand ils eurent pénétré dans la ville et que les vieilles maisons avec leurs façades décrépites, leurs mille fenêtres miroitant au reflet des réverbères, leurs magasins de soieries, de confiserie, de librairie, illuminés comme des lanternes magiques ; leurs portes cochères encombrées de marchandises, leurs ruelles tortueuses fuyant dans les ténèbres ; quand tout cela s’offrit à leurs regards, alors, que de souvenirs lointains, que de pensées attendrissantes revinrent à la mémoire du bon docteur ! C’est là qu’il avait passé les plus belles années de sa jeunesse : voici la brasserie du Héron, où chaque soir, en sortant de l’amphithéâtre, il venait fumer sa pipe et prendre sa chope de bière en compagnie de Ludwig, de Conrad, de Bastian et de tant d’autres joyeux camarades ! C’est là que le seignor pérorait gravement au milieu des Burchen ses sujets ; que les jolies servantes couraient autour d’eux en riant avec l’un, répondant au clin d’œil de l’autre, et s’écriant aux ordres de leur maîtresse : « Oui, madame, tout de suite ! » Oh ! les beaux jours, que vous êtes loin déjà ! Qu’êtes-vous devenus, Conrad, Wilhelm, Ludwig, intrépides buveurs ?… qu’êtes-vous devenus depuis quarante ans ? Et vous, Gretchen, Rosa, Charlotte, qu’êtes-vous devenues ? vous si fraîches, si gracieuses, si légères, vous qui agaciez le petit Frantz, toujours si grave au coin de la table, fumant avec calme, buvant à petites gorgées, les yeux au plafond et rêvant déjà peut-être ses sublimes découvertes anthropo-zoologiques. Qu’êtes-vous devenues, jeunesse, grâce, beauté, insouciance de la vie, espérance sans bornes ? Ah ! vous êtes loin… bien loin ! Pauvre Mathéus, tu te fais vieux, tes tempes grisonnent, il n’y a plus que ton système qui te soutienne !

Ainsi rêvait le bonhomme… et son cœur battait avec force ; et la foule, les voitures, les magasins, les édifices se succédaient autour de lui, sans pouvoir le distraire de ses souvenirs.

Parfois cependant l’aspect des lieux le tirait de ses mélancoliques rêveries : ici, près de la douane, sous les toits de cette haute maison qui se mire dans l’Ill et regarde passer les bateaux, était sa mansarde ; sa petite table de sapin lâchée d’encre, son lit entouré de rideaux bleus au fond de l’alcôve… et lui, Frantz Mathéus, jeune, les deux coudes sur l’antique in-folio déployé tout au large près de la chandelle solitaire, étudiait les principes du sage Paracelse, qui place l’âme dans l’estomac ; — de l’illustre Bordeu, qui la disperse dans tous les organes ; du profond La Caze, qui la fixe au centre tendineux du diaphragme ; — du judicieux Ernest Platner, qui la fait pomper dans l’atmosphère par les poumons ; — du sublime Descartes, qui l’enferme dans la glande pinéale ; — de tous les grands maîtres de la pensée humaine ! Oui, il revoyait tout cela et souriait d’un sourire naïf, car, depuis, que de connaissances précieuses, que de savantes découvertes s’étaient amoncelées dans son esprit !

« Ah ! se disait-il, si le corps s’épuise et s’affaiblit, l’intelligence se développe chaque jour : éternelle jeunesse de l’âme, qui ne saurait vieillir et se complète dans ses transformations successives ! »

Plus loin encore, c’était la demeure de Louise, de la bonne, de l’innocente Louise qui filait d’un air pudique, tandis que lui, Mathéus, assis à ses genoux sur un tabouret, la regardait des heures entières et murmurait : « Louise, est-ce que vous m’aimez bien ? » et elle qui répondait : « Vous savez bien, Frantz, que je vous aime ! »

Oh ! les doux souvenirs ! faut-il que tout cela ne soit plus qu’un rêve !

Le bonhomme se laissait aller au charme de ces pensées lointaines ; il croyait entendre encore le rouet de Louise bourdonner dans le silence, quand la voix de Coucou Peter vint dissiper ces illusions charmantes.

« Maître Frantz, dit-il, où allons-nous ?

— Nous allons où le devoir nous appelle, répondit Mathéus.

— Oui, mais dans quel endroit ?

— Dans l’endroit le plus propre à la propagation de la doctrine. »

Ils se trouvaient alors au coin de la rue des Arcades et firent halte sous un réverbère.

« Est-ce que vous avez faim, maître Frantz ? demanda Coucou Peter.

— Un peu, mon ami.

— C’est comme moi, dit le disciple en se grattant l’oreille ; le grand Démiourgos devrait bien nous envoyer à souper. »

Mathéus observa Coucou Peter ; il n’avait pas l’air de plaisanter, ce qui le rendit lui-même fort sérieux.

Pendant plus d’un quart d’heure, ils regardèrent passer le monde sous les arcades, les marchands crier leurs marchandises, les jolies filles s’arrêter devant les étalages, les étudiants faire résonner leurs éperons sur le trottoir et siffler leur cravache, les graves professeurs traverser la foule, un paquet de livres sous le bras