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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS

« Frantz ! Frantz ! tu es bien coupable ! »

Sa vieille servante accourait tout effarée :

« Que se passe-t-il donc, mon Dieu !

— Ce n’est rien, ce n’est rien, répondait Mathéus ; je viens de faire un mauvais rêve. »

Cet état moral de l’illustre docteur ne pouvait durer toujours ; la compression de ses tendances métaphysiques était trop forte.

Un soir qu’il rentrait au village en suivant les bords de la Zinsel, il rencontra un de ces colporteurs de bibles et d’almanachs qui pénètrent jusque dans la haute montagne pour débiter leur marchandise.

Maître Frantz n’avait jamais perdu le goût des bouquins ; il mit pied à terre et s’informa des livres que vendait le colporteur.

Par le plus grand des hasards, celui-ci possédait un exemplaire de l’Anthropo-zoologie, dont il n’avait pu se défaire depuis quinze ans, et voyant Mathéus considérer cet ouvrage avec un amour tout paternel, il ne manqua point de lui dire qu’on ne vendait que cela, que tout le monde voulait lire ce livre, qu’on n’en faisait plus, et qu’il devenait tous les jours plus rare, à force d’être demandé.

Le cœur de maître Frantz battait avec force, sa main tremblait.

« Ô grand Démiourgos ! grand Démiourgos ! murmurait-il, c’est ici que je reconnais ta sagesse infinie : par la bouche des simples, tu rappelles les sages à leurs devoirs ! »

En rentrant au Graufthal, maître Frantz était dans une agitation extrême ; il allait et venait au hasard, une foule d’idées incohérentes se pressaient dans son esprit : Irait-il siéger à Gœttingue ? irait-il à Prague ? Ferait-il réimprimer la Palingénésie avec de nouvelles notes ? ou bien apostropherait-il le siècle sur son indifférence en matière anthropo-zoologique ?

Tout cela le tourmentait, l’émouvait ; mais ces moyens lui paraissaient trop longs, et son impatience n’admettant plus de retard, il résolut de suivre l’exemple des anciens prophètes et d’aller lui — même prêcher sa doctrine dans l’univers.


II


Lorsque Frantz Mathéus eut pris la généreuse résolution d’éclairer le monde de ses lumières, un calme étrange, indéfinissable descendit au fond de son âme.

C’était la veille de la Saint-Boniface, vers six heures du soir ; un soleil splendide illuminait le vallon du Graufthal et découpait sur le ciel limpide les flèches immobiles des hauts sapins.

Le bonhomme était assis dans l’antique fauteuil de ses pères, près de la petite fenêtre à vitraux de plomb ; ses regards parcouraient le hameau silencieux et s’étendaient autour des montagnes vaporeuses.

Les campagnards fauchaient l’herbe sur la lisière ombreuse des forêts ; les femmes et la vieille Martha elle-même, années de leurs râteaux, retournaient le foin en chantant les vieux airs du pays.

La Zinsel murmurait doucement dans son lit de roseaux ; un vague bourdonnement remplissait l’air ; de longues files de canards remontaient le cours de la rivière et jetaient parfois leurs cris nasillards à travers l’espace ; les poules dormaient à l’ombre des murs, aux bâtons des charrettes, parmi les herses, les charrues et les attirails du labour ; quelques enfants joufflus se traînaient et jouaient sur le seuil des chaumières, et les chiens de garde, le museau entre les pattes, cédaient eux-mêmes à l’ardeur accablante du jour.

Ce spectacle si calme émut insensiblement le cœur de Mathéus ; des larmes silencieuses mouillèrent ses joues vénérables ; il prit sa tête déjà grisonnante entre ses mains, et les coudes au bord de la fenêtre, il se mit à sangloter comme un enfant.

Une foule de souvenirs attendrissants se présentaient à sa mémoire : cette demeure rustique, asile de son père ; ce petit jardin, dont il avait cultivé les arbres et semé les moindres plantes ; ces vieux meubles de chêne, brunis par le temps, tout lui rappelait son bonheur paisible, ses habitudes, ses amis, son enfance, et l’on eût dit que chacun de ces objets inanimés prenait une voix touchante pour le supplier de ne pas les quitter, pour lui reprocher son ingratitude et le plaindre d’avance de son isolement dans le monde.

Et le cœur de Frantz Mathéus était l’écho de toutes ces voix, et de nouvelles larmes, à chaque souvenir, débordaient plus abondantes de ses yeux.

Puis, quand il venait à penser à ce pauvre hameau dont il était en quelque sorte l’unique providence ; quand il regardait à travers ses pleurs chacune de ces petites portes où il s’était arrêté tant de fois pour donner des consolations, pour distribuer des secours et soulager les souffrances humaines ; quand il se rappelait toutes les mains qui avaient pressé les siennes, tous les regards d’affection et d’amour qui l’avaient béni, alors il restait comme accablé sous le poids de sa résolution et n’osait songer à l’heure du départ.