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« Oh ! oh ! me dis-je, ceci pourra nous éclaircir l’histoire du bourgmestre. »

Et je rejoignis Hans Gœrner, qui m’attendait déjà sur la margelle du puits.

« Maintenant, Monsieur, me cria-t-il, où voulez-vous aller ?

— D’abord, asseyons-nous un peu ; nous verrons tout à l’heure. »

Et je pris place sur une pierre, tandis que le garde champêtre promenait ses yeux de faucon autour du village, pour découvrir les maraudeurs dans les jardins, s’il s’en trouvait. J’examinai soigneusement le vase de grès, dont il ne restait plus qu’un débris. Ce débris présentait la forme d’un entonnoir, tapissé de duvet à l’intérieur. Il me fut impossible d’en reconnaître la destination. Je lus ensuite le fragment de lettre, d’une écriture très-courante et très-ferme. Je le transcris ici textuellement. Cela semble faire suite à une moitié de feuille, que j’ai cherchée depuis inutilement aux alentours de la ruine :

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« Mon cornet micracoustique a donc le double avantage de multiplier à l’infini l’intensité des sons, et de pouvoir s’introduire dans l’oreille, ce qui ne gêne nullement l’observateur. Vous ne sauriez croire, mon cher maître, le charme que l’on éprouve à percevoir ces mille bruits imperceptibles qui se confondent, aux beaux jours d’été, dans un bourdonnement immense. L’abeille a son chant comme le rossignol, la guêpe est la fauvette des mousses, la cigale est l’alouette des hautes herbes ; le ciron en est le roitelet, il n’a qu’un soupir, mais ce soupir est mélodieux !

« Cette découverte, au point de vue du sentiment, qui nous fait vivre de la vie universelle, dépasse, par son importance, tout ce que je pourrais en dire.

« Après tant de souffrances, de privations et d’ennuis, qu’il est heureux de recueillir enfin le prix de nos labeurs ! Avec quels élans l’âme s’élève vers le divin auteur de ces mondes microscopiques, dont la magnificence nous est révélée ! Que sont alors ces longues heures de l’angoisse, de la faim, du mépris, qui nous accablaient autrefois ? Rien, Monsieur, rien !… Des larmes de reconnaissance mouillent nos yeux. On est fier d’avoir acheté, par la souffrance, de nouvelles joies à l’humanité, et d’avoir contribué à sa moralisation. Mais quelque vastes, quelque admirables que soient ces premiers résultats de mon cornet micracoustique, a cela seul ne se bornent point ses avantages. Il en est d’autres plus positifs, plus matériels en quelque sorte, et qui se résolvent en chiffres.

« De même que le télescope nous fait découvrir des myriades de mondes, accomplissant leurs révolutions harmonieuses dans l’infini, de même mon cornet micracoustique étend le sens de l’ouïe au-delà de toutes les bornes du possible. Ainsi, Monsieur, je ne m’arrêterai point à la circulation du sang et des humeurs dans les corps animés : vous les entendez courir avec l’impétuosité des cataractes ; vous les percevez avec une netteté qui vous épouvante ; la moindre irrégularité dans le pouls, le plus léger obstacle vous frappe et vous produit l’effet d’un roc, contre lequel viennent se briser les flots d’un torrent !

« C’est sans doute une immense conquête pour le développement de nos connaissances physiologiques et pathologiques, mais ce n’est pas sur ce point que j’insiste. En appliquant l’oreille, contre terre, Monsieur, vous entendez les eaux thermales sourdre à des profondeurs incommensurables ; vous en jugez le volume, les courants, les obstacles !

« Voulez-vous aller plus loin ? Descendez sous une voûte souterraine, dont le développement suffise à recueillir une quantité de sons considérable ; alors, la nuit, quand tout dort, que rien ne trouble les bruits intérieurs de notre globe… écoutez !

« Monsieur, tout ce qu’il m’est possible de vous dire en ce moment, — car au milieu de ma misère profonde, de mes privations, et souvent de mon désespoir, il ne me reste que peu d’instants lucides pour recueillir des observations géologiques, — tout ce que je puis vous affirmer, c’est que le bouillonnement des laves incandescentes, l’éclat des substances en ébullition est quelque chose d’épouvantable et de sublime, et qui ne peut se comparer qu’à l’impression de l’astronome, sondant de sa lunette les profondeurs sans bornes de l’étendue.

« Pourtant, je dois vous avouer que ces impressions ont besoin d’être encore étudiées et classées dans un ordre méthodique, pour en tirer des conclusions certaines. Aussi, dès que vous aurez daigné, mon cher et digne maître, m’adresser à Neustadt la petite somme que je vous demande, pour pourvoir à mes premiers besoins, nous verrons à nous entendre, en vue d’établir trois grands observatoires suborbiens, l’un dans la vallée de Gatane, l’autre en Islande, et le troisième dans l’une des vallées de Capac-Uren, de Songay, ou de Cayembé-Uren, les plus profondes des Cordillères, et par conséquent… »

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Ici s’arrêtait la lettre ! Les mains me tombèrent de stupeur. Avais-je lu les conceptions d’un fou, ou bien les inspirations réalisées d’un