Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/650

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grimpe l’escalier, en renversant ceux qui descendaient et criant d’une voix terrible :

« La comète ! la comète ! »

C’était le plus beau moment de la danse : la grosse caisse tonnait, les garçons frappaient du pied, levaient la jambe en tournant, les filles étaient rouges comme des coquelicots ; mais quand on entendit cette voix s’élever dans la salle : « La comète ! la comète ! » il se fit un profond silence, et les gens, tournant la tête, se virent tout pâles, les joues tirées et le nez pointu.

Le sergent Duchêne, s’élançant vers la porte, m’arrêta et me mit la main sur la bouche, en disant :

« Est-ce que vous êtes fou ? Voulez-vous bien vous taire ! »

Mais moi, me renversant en arrière, je ne cessais de répéter d’un ton de désespoir : « La comète ! » Et l’on entendait déjà les pas rouler sur l’escalier comme un tonnerre, les gens se précipiter dehors, les femmes gémir, enfin un tumulte épouvantable. Quelques vieilles, séduites par le mardi-gras, levaient les mains au ciel, en bégayant : « Jésus ! Maria ! Joseph ! »

En quelques secondes la salle fut vide. Duchêne me laissa ; et, penché au bord d’une fenêtre, je regardai, tout épuisé, les gens qui remontaient la rue en courant ; puis je m’en allai, comme fou de désespoir.

En passant par la buvette, je vis la cantinière Catherine Lagoutte avec le caporal Bouquet, qui buvaient le fond d’un bol de punch :

« Puisque c’est fini, disaient-ils, que ça finisse bien ! »

Au-dessous, dans l’escalier, un grand nombre étaient assis sur les marches et se confessaient entre eux ; l’un disait : « J’ai fait l’usure ? » l’autre : « J’ai vendu à faux poids ! » l’autre : « J’ai trompé au jeu ! » Tous parlaient à la fois, et de temps en temps il s’interrompaient pour crier ensemble : « Seigneur, ayez pitié de nous ! »

Je reconnus là le vieux boulanger Fèvre et la mère Lauritz. Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux. Mais toutes ces choses ne m’intéressaient pas ; j’avais assez de péchés pour mon propre compte.

Bientôt j’eus rattrapé ceux qui couraient vers la fontaine. C’est là qu’il fallait entendre les gémissements ; tous reconnaissaient la comète ; moi je trouvai qu’elle avait déjà grossi du double : elle jetait des éclairs ; la profondeur des ténèbres la faisait paraître rouge comme du sang !

La foule, debout dans lombre, ne cessait de répéter d’un ton lamentable :

« C’est fini, c’est fini ! Ô mon Dieu ! c’est fini ! nous sommes perdus ! »

Et les femmes invoquaient saint Joseph, saint Christophe, saint Nicolas, enfin tous les saints du calendrier.

Dans ce moment, je revis aussi tous mes péchés depuis l’âge de la raison, et je me fis horreur à moi-même. J’avais froid sous la langue, en pensant que nous allions être brûlés ; et comme le vieux mendiant Ballhazar se tenait près de moi sur sa béquille, je l’embrassai en lui disant :

« Ballhazar, quand vous serez dans le sein d’Abraham, vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas ? »

Alors lui, en sanglotant, me répondit :

« Je suis un grand pécheur, monsieur Christian ; depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse, car je ne suis pas aussi boiteux qu’on pense.

— Et moi, Balthazar, lui dis-je, je suis le plus grand criminel de Hunebourg. »

Nous pleurions dans’les bras l’un de l’autre.

Voilà pourtant comment seront les gens au jugement dernier : les rois avec les cireurs de bottes, les bourgeois avec les va-nu-pieds. Ils n’auront plus honte l’un de l’autre ; ils s’appelleront frères ! et celui qui sera bien rasé, ne craindra pas d’embrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse, — parce que le feu purifie tout, et que la peur d’étre brûlé vous rend le cœur tendre.

Oh ! sans l’enfer, on ne verrait pas tant de bons chrétiens ; c’est ce qu’il y a de plus beau dans notre sainte religion.

Enfin, nous étions tous là depuis un quart d’heure, à genoux, lorsque le sergent Duchêne arriva tout essoufflé. Il avait d’abord couru vers l’arsenal, et, ne voyant rien là-bas, il revenait par la rue des Capucins.

« Eh bien ! fit-il, qu’est-ce que vous avez donc à crier ? »

Puis, apercevant la comète :

« Mille tonnerres ! s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est la fin du monde, sergent, dit Balthazar.

— La fin du monde ?

— Oui, la comète. »

Alors il se mit à jurer comme un damné, criant :

« Encore si l’adjudant de place était là… on pourrait connaître la consigne ! »

Puis, tout à coup, tirant son sabre et se glissant contre le mur, il dit :

« En avant ! Je m’en moque, il faut pousser une reconnaissance. »

Tout le monde admirait son courage, et