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L’ŒIL INVISIBLE


L’ŒIL INVISIBLE
OU L’AUBERGE DES TROIS-PENDUS


I


Vers ce temps-là, dit Christian, pauvre comme un rat d’église, je m’étais réfugié dans les combles d’une vieille maison de la rue des Minnesœnger, à Nuremberg.

Je nichais à l’angle du toit. Les ardoises me servaient de murailles et la maîtresse poutre de plafond ; il fallait marcher sur une paillasse pour arriver à la fenêtre, mais cette fenêtre, percée dans le pignon, avait une vue magnifique ; de là, je découvrais la ville, la campagne ; je voyais les chats se promener gravement dans la gouttière, les cigognes, le bec chargé de grenouilles, apporter la pâture à leur couvée dévorante, les pigeons s’élancer de leurs colombiers, la queue en éventail, et tourbillonner sur l’abîme des rues. Le soir, quand les cloches appelaient le monde à l’Angélus, les coudes au bord du toit, j’écoutais leur chant mélancolique, je regardais les fenêtres s’illuminer une à une, les bons bourgeois fumer leur pipe sur les trottoirs, et les jeunes filles, en petite jupe rouge, la cruche sous le bras, rire et causer autour de la fontaine Saint-Sébalt. Insensiblement tout s’effacait, les chauves-souris se mettaient en route, et j’allais me coucher dans une douce quiétude.

Le vieux brocanteur Toubac connaissait le chemin de ma logette aussi bien que moi, et ne craignait pas d’en grimper l’échelle. Toutes les semaines, sa tête de bouc, surmontée d’une tignasse roussâtre, soulevait la trappe, et, les doigts cramponnés au bord de la soupente, il me criait d’un ton nasillard :

« Eh bien ! eh bien ! maître Christian, avons-nous du neuf ? »

A quoi je répondais :

« Entrez donc, que diable, entrez. Je viens de finir un petit paysage dont vous me donnerez des nouvelles. »

Alors sa grande échine maigre s’allongeait, s’allongeait jusque sous le toit, et le brave homme riait en silence.

Il faut rendre justice à Toubac : il ne marchandait pas avec moi. Il m’achetait toutes mes toiles à quinze florins l’une dans l’autre, et les revendait quarante. C’était un honnête juif.

Ce genre d’existence commençait à me plaire et j’y trouvais chaque jour de nouveaux charmes, quand la bonne ville de Nuremberg fut troublée par un événement étrange et mystérieux. Non loin de ma lucarne, un peu à gauche, s’élevait l’auberge du Bœuf-Gras, une vieille auberge fort achalandée dans le pays. Devant sa porte stationnaient toujours trois ou quatre voitures chargées de sacs ou de futailles, car avant de se rendre au marché, les campagnards y prenaient d’habitude leur chopine de vin.

Le pignon de l’auberge se distinguait par sa forme particulière : il était fort étroit, pointu, taillé des deux côtés en dents de scie ; des sculptures grotesques, des guivres entrelacés ornaient les corniches et le pourtour de ses fenêtres. Mais ce qu’il y avait de plus remarquable, c’est que la maison qui lui faisait face reproduisait exactement les mêmes sculptures, les mêmes ornements ; il n’y avait pas jusqu’à la tige de l’enseigne qui ne fût copiée, avec ses volutes et ses spirales de fer.

On aurait dit que ces deux antiques masures se reflétaient l’une l’autre. Seulement, derrière l’auberge, s’élevait un grand chêne, dont le feuillage sombre détachait avec vigueur les