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LE JUIF POLONAIS.


LE RÊVE D’ALOÏUS

Scène rustique



Vous saurez que saint Aloïus est mon patron, et quand c’est la Saint-Aloïus, je passe toute la journée avec mes camarades Fritz, Niclausse et Ludwig au Lion-d’Or. Nous causons de choses réjouissantes : de la pluie, du beau temps, des filles à marier, du bonheur d’être garçon, et cætera, et cætera. Nous buvons du vin blanc, et le soir nous rentrons honnêtement chez nous, en louant le Seigneur de ses grâces innombrables.

À la fête de chacun cela recommence, et, de cette façon, au lieu d’avoir une seule fête, nous en avons cinq ou six. Mais cela ne plaît pas à tout le monde ; les femmes font le sabbat quand on rentre après onze heures.

Moi, je ne peux pas me plaindre, je n’ai que ma grand’mère Anne ; elle est un peu sourde, et quand elle dort, on volerait la maison, le jardin et le verger, qu’elle ne remuerait pas plus qu’une souche. C’est bien bon, mais quelquefois aussi c’est bien mauvais.

Ainsi l’autre jour, en rentrant au clair de lune, je trouve la porte fermée ; j’appelle, je crie, je frappe. Bah ! la bonne vieille grand’mère restait bien tranquille. J’entendais les autres secouer leur porte... On leur ouvre... moi, je reste dehors. — Il commençait à faire un peu frais, et je me dis en moi-même :

« Aloïus, si tu restes là, le brouillard est capable de te tomber dans les oreilles, comme au sacristain Furst, la nuit de la Fête-Dieu, lorsqu’il s’est endormi dans les orties, derrière la maison du curé, et ça t’empêcherait d’entendre sonner la messe le restant de tes jours. Prends garde, prends garde ! le serein du printemps cause beaucoup de mal. »

Je fais donc le tour du hangar, je traverse la haie et j’entre dans notre cour. J’essaye la porte de la grange... fermée ! la porte du pressoir... fermée ! la porte de l’étable... fermée ! — La lune regardait ; elle avait l’air de rire. Cela m’ennuyait tout de même un peu.

Enfin, à force d’essayer, le volet de l’étable s’ouvre ; je m’accroche à la crèche et je tire mes jambes dedans. Après ça, je remets le crochet, j’arrange une botte de paille sous ma tête, au bout de la crèche, et je m’endors à la grâce de Dieu.

Mais pas plutôt endormi, voilà qu’il m’arrive un drôle de rêve :

Je croyais que Niclausse, Ludwig, Fritz et les autres, avec moi, nous buvions de la bière de mars sur la plate-forme de l’église. Nous avions des bancs, une petite tonne d’une mesure ; le sonneur de cloches, Breinstein, tournait le robinet, et de temps en temps il sonnait pour nous faire de la musique. Tout allait bien ; malheureusement il commençait à faire un peu chaud, à cause du grand soleil. Nous voulons redescendre, chacun prend sa bouteille, mais nous ne trouvons plus l’escalier ! Nous tournons, nous tournons autour de la plate-forme, et nous levons les bras en criant aux gens du village :

« Attachez des échelles ensemble ! »

Mais les gens se moquaient de nous et ne bougeaient pas. Nous voyions le maître d’école Pfeifer, avec sa perruque en queue de rat, et M. le curé Tôny en soutane, avec son chapeau rond, son bréviaire sous le bras, qui riaient le nez en l’air, au milieu d’un tas de monde.

Ludwig disait :

« Il faut que nous retrouvions l’escalier. »

Et Breinstein répondait :

«C’est le Seigneur qui l’a fait tomber, à cause de la profanation du saint lieu. »

Nous étions tous confondus, comme ceux de