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LE JUIF POLONAIS.

un mauvais tour ; il en a déjà trop bu depuis ce matin.

mathis. — C’est bon… c’est bon… je vais boire un coup d’eau fraîche avant de me coucher, ça me calmera. (Trois ou quatre buveurs entrent en se poussant.)

le premier. — Ha ! ha ! ha ! ça va bien… ça va bien !

un autre. — Bonsoir, monsieur le bourgmestre, bonsoir.

un autre. — Dites donc, Heinrich, vous ne savez pas, le garde de nuit est en bas.

heinrich. — Qu’est-ce qu’il veut ?

le buveur. — Il veut qu’on vide la salle… c’est l’heure.

mathis. — Qu’on lui fasse boire un bon coup, et puis, bonsoir tous ! )

walter. — Pour un bourgmestre, il n’y a pas de règlement.

mathis. — Le règlement est pour tout le monde.

catherine. — Eh bien, Mathis, nous allons redescendre.

mathis. — Oui… oui… va… Qu’on me laisse en repos.

walter, lui donnant la main. — Bonne nuit, Mathis, et pas de mauvais rêves

mathis, d’un ton bourru. — Je ne rêve jamais. — Bonne nuit, tous… allez… allez !

catherine. — Quand il a quelque chose en tête !… (Elle sort. Tous défilent en riant, et crient dans l’escalier : — Bonsoir, bonsoir, monsieur le bourgmestre ! — Annette et Christian restent les derniers.)


II
MATHIS, ANNETTE, CHRISTIAN.


annette, se penchant pour embrasser Mathis. — Bonsoir, mon père, dors bien !

mathis, l’embrassant.— Bonsoir, mon enfant ! (À Christian, qui se tient près d’Annette.) Je serai mieux ici ; tout ce vin blanc, ces cris, ces chansons me montent à la tête : je dormirai mieux.

christian. — Oui, la chambre est fraîche. Bonne nuit ; dormez bien !

mathis, leur serrant la main. — Pareillement, mes enfants ! (Annette et Christian sortent.)


III
MATHIS, seul


mathis (Il écoute, puis se lève et va fermer la porte au verrou). — Enfin me voilà débarrassé. Tout va bien… le gendarme est pris… Je vais dormir sur les deux oreilles. (Il se rassied et continue à se déshabiller.) S’il arrive un nouveau hasard contre le beau-père du maréchal des logis, tout sera bientôt étouffé. (Il baille, et prête l’oreille aux chants d’en bas.) Il faut savoir s’arranger dans la vie… il faut avoir les bonnes cartes en main… Les bonnes cartes, c’est tout… La mauvaise chance ne vient jamais contre les bonnes cartes… On arrange la chance ! (Il se lève du fauteuil et se dirige vers l’alcôve. En ce moment la porte de l’auberge en bas s’ouvre, les chants débordent dans la rue ; Mathis lève le rideau et regarde.) Ceux-là maintenant ne demandent plus rien, ils ont leur compte. Hé ! hé ! hé ! vont-ils faire des trous dans la neige, avant d’arriver chez eux ! C’est drôle, le vin… un verre de vin… et tout vous paraît en beau ! (Les chants s’éloignent et se dispersent. Mathis ouvre les fenêtres, tire les persiennes et redescend vers l’alcôve.) Oui, ça va bien ! (Il prend la carafe et boit.) Ça va très-bien ! (Il remet la carafe sur la table de nuit, entre dans l’alcôve et tire les rideaux. Soufflant la lumière.) Tu peux te vanter d’avoir bien mené tes affaires, Mathis, (Il baille lentement et se couche.) Personne ne t’entendra, si tu rêves… personne… Les rêves… des folies… (Silence.)


IV


MATHIS, endormi dans l’alcôve, —puis le tribunal, le président, le procureur, les juges, les gendarmes, le public. (Le fond de la scène change lentement. La lumière, vague d’abord, croît peu à peu, les lignes se précisent ; on est dans un tribunal : haute voûte sombre, des bancs en hémicycle sur le devant, remplis de spectateurs ; deux fenêtres en ogive, à vitraux de plomb ; les trois juges en toque et robe noire, au fond sur leurs sièges, le greffier à droite, le procureur à gauche. Petite porte latérale communiquant au guichet. Une table aux pieds des juges ; sur la table, un manteau vert garni de fourure et un bonnet de peau de martre. Le président agite sa sonnette. Mathis, en guenilles, hâve, paraît à la porte latérale, entouré de gendarmes. Les souffrances du cachot sont peintes sur sa figure. Il va s’asseoir sur la sellette ; trois gendarmes se placent derrière lui. — Toute cette scène mystérieuse se passe dans une sorte de pénombre ; les paroles et les bruits sont des chuchotements. À mesure que l’action se précise, les paroles deviennent plus distinctes : c’est le travail de l’imagination du dormeur, c’est son rêve qui se matérialise. Sur un geste du président, le greffier lit, en psalmodiant, l’acte d’accusation et les dépositions des témoins. On distingue de loin en loin