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LE JUIF POLONAIS.

fants, tout est prêt ! (À Christian.) Vous connaissez l’acte, Christian ; si vous voulez le relire…

christian. — Non, monsieur Mathis, c’est inutile.

mathis. — Il ne s’agit donc plus que de signer. (Allant à la porte.) Walter, Heinrich, entrez ; que tout le monde entre. Les grandes choses de la vie doivent se passer sous les yeux de tout le monde. C’était notre ancienne coutume en Alsace, une coutume honnête. Voilà ce qui faisait la sainteté des actes, bien mieux que les écrits ! (Pendant que Mathis parle, Walter, Heinrich, la mère Catherine Loïs, Nickel et des étrangers entrent. Les uns vont serrer la main à Christian, les autres félicitent Annette. On se range à mesure autour de la chambre. Le vieux notaire entre le dernier, saluant à droite et à gauche, son portefeuille sous le bras. Loïs roule le fauteuil devant la table. Silence général. Le notaire s’assied, et toute l’assemblée, hommes et femmes, se presse autour de lui.)


XI
Les précédents , WALTER , HEINRICH , CATHERINE, LE NOTAIRE, LOIS, NICKEL, paysans et paysannes.


le notaire. — Messieurs les témoins, vous avez entendu la lecture du contrat de mariage de M. Christian Bême, maréchal des logis de gendarmerie, et de Mlle  Annette Mathis, fille de Hans Mathis et de son épouse légitime Catherine Mathis, née Wéber. Quelqu’un a-t-il : desr observations à faire ? (Silence.) Si vous le désirez, nous allons le relire.

plusieurs. — Non, non, c’est inutile.

le notaire, se levant. — Nous allons donc passer à la signature.

mathis, à haute voix, d’un accent solennel. — Un instant… laissez-moi dire quelques mots. (Se tournant vers Christian.) Christian, écoutez-moi. Je vous considère aujourd’hui comme un fils, et je vous confie le bonheur d’Annette. Vous savez que ce qu’on a de plus cher au monde, ce sont nos enfants, ou si vous ne le savez pas encore, vous le saurez plus tard : vous saurez que c’est en eux qu’est toute notre joie, toute notre espérance et toute notre vie ; que pour eux rien ne nous est pénible, ni le travail, ni la fatigue, ni les privations ; qu’on leur sacrifie tout, et que nos plus grandes misères ne sont rien, auprès du chagrin de les voir malheureux ! — Vous comprendrez donc, Christian, quelle est ma confiance en vous. combien je vous estime pour vous confier le bonheur de notre enfant unique, sans crainte et même avec joie.

Bien des partis riches se sont présentés. Si je n’avais considéré que la fortune, j’aurais pu les accepter ; mais, bien avant la fortune, je place la probité et le courage, que d’autres méprisent. Ce sont là les vraies richesses, celles que nos anciens estimaient d’abord, et que je place au-dessus de tout. À force d’amasser et de s’enrichir, on peut avoir trop d’argent, on n’a jamais trop d’honneur ! — J’ai donc repoussé ceux qui n’apportaient que de l’argent, et je reçois dans ma famille celui qui n’a que sa bonne conduite, son courage et son bon cœur. (Se tournant vers les assistants, et élevant la voix.) Oui, je choisis Christian Bême entre tous, parce que c’est un honnête homme, et qu’il rendra ma fille heureuse.

christian, ému. — Monsieur Mathis, je vous le promets. (Il lui serre la main.)

mathis. — Eh bien, signons.

le notaire. Il se retourne dans son fauteuil. Les paroles que tout le monde vient d’entendre sont de bonnes paroles, des paroles justes, pleines de bon sens, et qui montrent bien la sagesse de M. Mathis. J’ai fait beaucoup de mariages dans ma vie, c’était toujours le pré qu’on mariait avec la maison, le verger avec le jardin, les écus de six livres avec les pièces de cent sous ! Mais de marier la fortune avec l’honneur, le bon caractère, voilà ce que j’appelle beau, ce que j’estime. — Et, croyez-moi, j’ai l’expérience des choses de la vie, je vous prédis que ce mariage sera un bon mariage, un mariage heureux, tel que le méritent d’honnêtes gens. Ces mariages-là deviennent de plus en plus rares. (S’adressant au bourgmestre.) Monsieur Mathis ?

mathis. —Quoi, monsieur Hornus ?

le notaire. — Il faut que je vous serre la main ; vous avez bien parlé !

mathis. — J’ai dit ce que je pense.

walter. — Oui, oui, tu penses comme ça ; malheureusement bien peu d’autres te ressemblent.

heinreich. — Je n’ai pas l’habitude de m’attendrir, mais c’était très-bien. (Annette et Catherine s’embrassent en pleurant. Plusieurs autres femmes les entourent ; quelques-unes sanglotent. Mathis ouvre le secrétaire ; il en tire une grande sacoche, qu’il dépose sur la table, devant le notaire. Tout le monde regarde émerveillé.)

mathis, gravement. — Monsieur le notaire, voici la dot ; elle était prête depuis deux ans. Ce ne sont pas des promesses, ce n’est pas du papier, c’est de l’or : — trente mille francs en bon or de France !