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LE JUIF POLONAIS.

Heinrich, se levant. — Ah ! voyons si j’ai toutes mes affaires. (Il ouvre sa gibecière.) Voilà d’abord la farine… voici le tabac, la cannelle, le plomb de lièvre… voici les deux livres de savon… Il me manque quelque chose… Ah! le sel… J’ai oublié le sel sur le comptoir du père Harvig… C’est ma femme qui aurait crié !… (Il sort.)


V
CATHERINE, NICKEL, puis HEINRICH.


nickel. — Vous saurez, Madame, que la rivière est prise tellement, que si l’on arrête de moudre, la glace viendra bientôt jusque dans la vanne, et que si l’on continue, il pourrait nous arriver comme dans le temps, où la grande roue s’est cassée. Le verglas tombe toujours… Je ne sais pas ce qu’il faut faire.

Catherine. — Il faut attendre que Mathis soit venu. Nous n’avons plus beaucoup à moudre, cette semaine?

nickel. — Non, la grande presse de Noël est passée…, une vingtaine de sacs.

Catherine. — Eh bien, tu peux souper, Mathis ne tardera pas. (Heinrich paraît au fond, un paquet à la main.)

Heinrich. — Voilà mon affaire ! J’ai tout maintenant. (Il arrange le paquet dans sa gibecière.)

nickel. — Alors, je peux arrêter le moulin,madame Mathis?

Catherine. — Oui, tu souperas après. (Nickel sort par la porte de la cuisine, Annette entre par la droite.)


VI
CATHERINE, HEINRICH, ANNETTE.


annette. — Bonsoir, monsieur Heinrich.

heinrich, se retournant. — Hé ! c’est vous, mademoiselle Annette ; bonsoir… bonsoir ! …Nous parlions tout à l’heure de vous.

annette. — De moi ?

Heinrich. — Mais oui, mais oui. (Il pose sa gibecière sur un banc ; puis d’un air d’admiration.) Oh ! oh ! comme vous voilà riante et gentiment habillée. C’est drôle, on dirait que vous allez à la noce.

annette. — Vous voulez rire, monsieur Heinrich?

heinrich. — Non, non, je ne ris pas ; je dis ce que je pense, vous le savez bien. Ces bonnes joues rouges, ce joli bonnet et cette petite robe bien faite, avec ces petits souliers, ne sont pas pour l’agrément des yeux d’un vieux garde forestier comme moi. C’est pour un autre (il cligne de l’œil), pour un autre que je connais bien, hé ! hé ! hé!

annette. — Oh ! peut-on dire ?

heinrich. — Oui, oui, on peut dire que vous êtes une jolie fille, bien tournée, et riante, et avenante ; et que l’autre grand… vous savez bien, avec ses moustaches brunes et ses grosses bottes, n’est pas à plaindre. Non, je ne le plains pas du tout.’' (Walter entrouvre la porte du fond et avance la tête. Annette regarde.)


VII
Les précédents, WALTER.


walter, riant. — Hé! elle a tourné la tête. Ce n'est pas lui, ce n'est pas lui! (Il entre.)

annette. — Qui donc, père Walter ?

walter, riant aux éclats. — Ha ! ha ! ha ! voyez-vous les filles, jusqu’à la dernière minute, elles ne veulent avoir l’air de rien.

annette, d’un ton naïf. — Moi, je ne comprends pas, je ne sais pas ce qu’on veut dire.

walter, levant le doigt. — Ah ! c’est comme ça, Annette. Eh bien, écoute, puisque tu te caches, puisque tu ne veux rien dire, et que tu me prends pour un vieux benêt qui ne voit rien et qui ne sait rien, ce sera moi, Walter, qui t’attacherai la jarretière.

heinrich. — Non, ce sera moi.

catherine, riant. — Vous êtes deux vieux fous.

walter — Nous ne sommes pas si fous que nous en avons l’air. Je dis que j’attacherai la jarretière de la mariée, et qu’en attendant, nous allons boire ensemble un bon coup en l’honneur de Christian. Nous allons voir si Annette aura le courage de refuser. Je dis que si elle refuse, elle n’aime pas Christian.

annette. — Oh ! moi, j’aime le bon vin, et quand on m’en offre, j’en bois. Voilà !

tous, riant.— Ha ! ha ! ha ! maintenant tout est découvert.

walter. — Apportez la bouteille, apportez,que nous buvions avec Annette. Ce sera pour la première fois, mais je pense que ce ne sera pas la dernière, et que nous trinquerons ensemble, tous les baptêmes.

Catherine, appelant. — Loïs !… Loïs !… descends à la cave. Tu prendras une bouteille dans le petit caveau. (Lois entre, et dépose en passant une lanterne allumée sur la table, puis elle ressort.)

walter. — Qu’est-ce que cette lanterne veut dire ?