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LES BOHEMIENS.

poussaient les béliers à grands coups de pieds dans les reins.

« Attendez… attendez, brigands, criait le maire, nous arrivons… nous arrivons !… malheur à vous ! »

Il était le premier du village, à cent cinquante pas de la rivière, lorsque le dernier bohémien, ce grand beau garçon qui traînait encore la veille le vieux dans une brouette, passait sur le sapin. — Lœrich criait d’une voix terrible :

« Arrivez… arrivez… nous les tenons !… »

Malheureusement l’eau, qui descendait du Réeberg comme dans un entonnoir, grossissait toujours la Lauter. Le bohémien, en arrivant de l’autre côté, se retourna ; M. le maire crut qu’il voulait se défendre, mais il se baissa tranquillement, souleva l’arbre que portait déjà la rivière, et se mit à rire en le poussant dans le courant.

Tous ses camarades, hommes et femmes, se retournaient sur la côte en face d’un air moqueur, et le vieux levait la main, faisant signe à Lœrich d’arriver.

Dans ce moment, la colère de l’adjoint, du garde-champêtre et de tous les gens du village, ne connut plus de bornes ; mais Hans Lœrich, plus furieux que tous les autres, se rappelant que dans cet endroit la Lauter n’a pas plus de quatre pieds de profondeur, — sans réfléchir que la pluie qui venait de tomber l’avait fait monter beaucoup, — Lœrich entra hardiment, criant comme un possédé :

« Arrivez ! ne craignez rien… nous allons les échiner !… »

En parlant de la sorte, il s’avançait toujours, et tout à coup il descendit jusque par-dessus la tête ; puis il remonta les jambes en l’air, et redescendit encore en tournant deux ou trois fois. — L’orage tonnait, les bohémiens se sauvaient, les gens de Hirschland élevaient des cris jusqu’au ciel :

« Monsieur le maire se noie !… monsieur le maire se noie !… »

Quel spectacle pour tous ces gens, de voir leur maire s’en aller dans l’eau comme le roi Pharaon, tantôt les jambes en haut et tantôt en bas, sous les éclairs du ciel ! C’est alors que chacun comprit la sagesse de M. l’instituteur Zacharias Mutz.

Tout le monde croyait M. le maire perdu, quand, par le plus grand des bonheurs, il rencontra le sapin qui s’était arrêté à cinquante pas plus bas, et l’embrassa comme son meilleur ami. Le Seigneur, ayant sans doute reconnu que Hans Lœrich n’était pas aussi coupable que le roi d’Égypte, — et voulant d’ailleurs proportionner la peine à la dignité d’un simple maire de village bavarois, qui ne se peut comparer à celle d’un monarque, — au lieu de le noyer tout à fait, l’avait seulement averti.

La bonté de l’Éternel nous fait croire que les choses ont dû se passer ainsi. Quoi qu’il en soit, tous les habitants de Hirschland coururent tendre des bâtons à M. le maire, qui fut repêché de la sorte, tellement malade, qu’on dut le ramener au village dans la propre brouette du vieux zigeiner, abandonnée sur la rive.

Plusieurs essayèrent de remettre le sapin à sa place et de continuer la poursuite, mais ils ne purent y réussir.

M. le maire Hans Lœrich fut malade une quinzaine de jours. On apprit le lendemain que les bohémiens avaient passé la frontière avec leur butin, et qu’ils se trouvaient en Alsace, du côté de Soultz.

Depuis ce temps, les zigeiners sont vus d’un mauvais œil à Hirschland ; le pays admire la sagesse de M. l’instituteur Zacharias Mutz, qui prévoyait ces choses, et les gens ne manquent pas d’aller le consulter dans les affaires graves de la vie.

Heureux celui qui possède la connaissance des Saintes Écritures, et qui sait en faire une application judicieuse !


FIN DES BOHÉMIENS.