mage, de temps en temps une poule maigre que les braves paysans apportent à monsieur le docteur, par grande reconnaissance, vous aurez tout le revenu de maître Frantz ; il suffisait à son entretien, à celui de sa vieille servante Martha et de son cheval Bruno.
Maître Frantz était le type curieux des anciens doctores medicinæ, theologiæ ou philosophiæ de la bonne école allemande ; sa figure exprimait la plus douce quiétude, la plus parfaite bonhomie ; sa passion dominante était la métaphysique. Le plaisir que vous auriez, je suppose, à relire Candide ou le Voyage sentimental, il l’éprouvait à méditer le Tractatus theologico-politicus de Baruch Spinosa, ou la Monadologie de Leibnitz. Il faisait aussi des expériences de physique et de chimie pour se distraire.
Ayant mis un jour de la farine de seigle ergoté dans une bouteille d’eau, il s’aperçut, au bout d’un ou deux mois, que son seigle avait fait naître de petites anguilles, les quelles en produisirent bientôt une foule d’autres. Mathéus, transporté d’enthousiasme à cette découverte, en conclut aussitôt que, si l’on pouvait faire des anguilles avec de la farine de seigle, on pourrait faire des hommes avec de la farine de froment. Mais, après y avoir mieux réfléchi, le savant docteur pensa que cette transformation devait s’opérer lentement, progressivement : que du seigle naissaient des anguilles, des anguilles d’autres poissons de toute espèce, de ces poissons des reptiles, des quadrupèdes, des oiseaux ; ainsi de suite, jusqu’à l’homme inclusivement, le tout en vertu de la loi du progrès. Il appela cette progression l’échelle des êtres. Et comme maître Frantz avait étudié le grec, le latin et plusieurs autres langues, il se mit à composer un magnifique ouvrage en seize volumes, intitulé : Palingénésie psycologico-anthropo-zoologique, expliquant la création spontanée, la transformation des corps et la pérégrination des âmes ; alléguant Brahma, Vichnou, Siva, Isis et Osiris, Thalès de Milet, Héraclite, Démocrite, enfin tous les philosophes cosmologiques, tant anciens que modernes.
Il envoya quelques exemplaires de cet ouvrage aux universités d’Allemagne, et ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que bon nombre de philosophes adoptèrent son système ; on lui conféra les titres de membre correspondant de l’institut chirurgical de Prague, de la Société royale des sciences de Gœttingue et de conseiller vétérinaire des haras de Wurtzbourg.
Mathéus, encouragé par ces illustres suffrages, résolut alors de faire une seconde édition de sa Palingénisie, enrichie de notes hébraïques et syriaques pour en élucider le texte.
Mais sa vieille servante, femme de grand sens, lui représenta que cette glorieuse entreprise lui coûtait déjà la moitié de son bien, et qu’il serait forcé de vendre sa maison, son verger et ses prairies pour faire imprimer les notes syriaques ; elle le supplia de songer un peu plus aux choses terrestres et de modérer son ardeur anthropo-zoologique.
Ces considérations judicieuses contrarièrent beaucoup maître Frantz, mais il ne put se dissimuler que la bonne femme avait raison ; il exhala de profonds soupirs, et renferma dans son cœur ses aspirations vers la gloire.
Or tout cela s’était passé depuis longtemps ; Mathéus avait repris le cours de sa vie habituelle : il montait à cheval de grand matin, pour aller visiter ses malades ; il rentrait tard, harassé de fatigue ; le soir, au lieu de s’enfermer dans sa bibliothèque, il descendait au jardin pour émonder sa treille, écheniller ses arbres, sarcler ses laitues ; après le souper, arrivaient Jean-Claude Wachtmann le maître d’école, Christian le garde-champétre, et quelques commères du voisinage avec leurs rouets. On s’asseyait autour de la table, on causait de la pluie et du beau temps, Mathéus s’entretenait de bob malades, puis on allait tranquillement se coucher à la nuit close, pour recommencer le lendemain.
Ainsi se passaient les jours, les mois et les années. Mais cette existence paisible ne pouvait consoler maître Frantz d’avoir manqué sa vocation ; souvent, dans ses courses lointaines, seul au milieu des bois, il se reprochait son Inaction funeste : « Frantz, se disait-il, ta place n’est point au Graufthal ; tous ceux que l’Être des êtres a rendus dépositaires des trésors de la science se doivent à l’humanité… Que répondras-tu, Frantz, à ce grand Être, quand l’heure de rendre tes comptes sera venue et qu’il te dira d’une voix foudroyante : « Frantz Mathéus, je t’avais doué de la plus magnifique intelligence, je t’avais dévoilé les choses divines et humaines, je t’avais destiné, dès l’origine des siècles, à répandre les lumières de la saine philosophie… Où sont tes œuvres ? En vain voudrais-tu t’excuser sur la nécessité de soigner tes malades ; ces devoirs vulgaires n’étaient pas faits pour toi ; d’autres les auraient remplis à ta place… Va, Frantz, va, tu n’étais pas digne de la confiance que je t’avais accordée, je te condamne à redescendre dans l’échelle des êtres ! »
Quelquefois même le bonhomme s’éveillait au milieu de la nuit, en s’écriant :