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LES BOHÉMIENS.

c’est nous qui les avons plantés, c’est nous qui les avons couverts de fruits.

— Vous dit le vieux avec un sourire étrange, ils étaient avant et seront encore après vous ; votre ombre ne sera plus sur la terre depuis des milliers de lunes, qu’ils monteront encore au ciel : les ombres passent, les ombres passent, la fin est proche ! »

Il finit par dire ces mots à voix basse, comme en songe.

Christian Wagner restait toujours là, regardant ce monde qui ne semblait pas effrayé, et qui l’observait même avec une sorte de calme. Alors il vit bien qu’un seul homme ne pourrait pas les emmener tous, et, sans ajouter un mot, il remonta la gorge pour aller au village chercher main-forte. De temps en temps il se retournait, pensant que ces bohémiens seraient bien capables de s’enfuir ; mais ils ne bougeaient pas, et deux ou trois d’entre eux se levèrent pour aller prendre de nouvelles brassées de branches sèches et les jeter au feu. Tout en courant, Christian réfléchissait aux paroles du vieux :

« Ah ! les arbres poussent tout seuls… ah ! les fruits sont à tout le monde, vieux gueux ! se disait-il. Ah ! c’est ainsi que tu attaques l’ordre public en paroles ; attends, je vais te dresser un procès-verbal soigné, chaque mot sera dedans, et M. le procureur va t’arranger, toi et toute ta bande. »

Puis il se demandait à lui-même :

« Les ombres passent… les ombres passent ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça n’attaque pas le préfet, ça, et le maire et tout le pays ? Les ombres passent… On t’en fera voir des ombres, à la prison communale… Et la fin est proche… La fin de quoi ? »

L’idée lui vint alors que le vieux voulait parler de la fin du monde, car depuis quelque temps on lisait dans la gazette qu’une étoile devait toucher la terre avec sa queue ; on appelait cela la comète, et c’était le savant docteur Zacharias Piper, de Colmar, qui prédisait ces choses.

« Est-ce que le vieux voudrait parler de la comète ? se disait-il. C’est bien possible. Dans tous les cas, un garde-champêtre ne connaît que son devoir. »

Il entrait alors dans la grande rue de Hirschland, pleine de fumiers, de charrettes et de fagots s’avançant des hangars, de sorte qu’on risque de se casser une jambe, après huit heures, au milieu de la place, car les seules lumières du village sont les étoiles, et quelques lampes à l’intérieur des maisons.

Christian connaissait tous les détours de la rue. En passant, il entra chez le maître d’école Zacharias Mutz, qui soupait justement avec un pot de lait caillé et des pommes de terre en robe de chambre.

« Zacharias, venez vite, lui dit-il.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Arrivez ! je n’ai pas le temps de vous raconter ça ; prenez un bâton, une pioche, n’importe quoi. »

Son air affairé surprit le père Mutz, qui se dépêcha de mettre un tricorne et de le suivre. Un peu plus loin, il entra chez Jacob Frœlich, le Vigneron, membre du conseil municipal, et lui dit la même chose ; puis chez Claude Bastian, le forestier ; puis chez cinq ou six autres, tous gens sérieux, dévoués à la propriété communale et pères de famille. Ils le suivirent, les uns avec des gourdins, les autres avec des fourches, se doutant bien qu’il s’agissait d’une affaire grave.

Les femmes sortaient aussi, regardant dans l’ombre ; plusieurs envoyaient leurs garçons pour voir ce que c’était ; mais ils se joignaient à la troupe et ne revenaient plus. Et c’est ainsi que le garde-champêtre, accompagné d’une foule de monde, et de la moitié des chiens de Hirschland, aboyant, vous passant entre les jambes, atteignit la maison de M. le maire Hans Lœrich, sur la petite place, au coin de la fontaine, juste en face de la vieille halle.

« Restez ici, dit-il en ouvrant la porte de l’allée, je vais revenir. »

Il entra seul dans la salle ; mais plusieurs se tenaient au fond du vestibule, allongeant le cou pour entendre. Le père Lœrich, homme de cinquante ans environ, possédait du bien : des terres de labour, des prairies et des vignes ; ses greniers abondaient en grains, en paille, en fourrage, ses caves en vins vieux et nouveaux, ses écuries en bétail de toute sorte. C’est pour vous dire qu’il tenait à la conservation de la propriété, et qu’il pardonnait plutôt à quelqu’un de dire qu’il n’y a pas de bon Dieu, que de passer à travers une haie.

C’était, du reste, un homme solide, le front large, les cheveux bruns, le nez court, la bouche bien endentée. Il avait la main rude, la hanche musculeuse, le mollet rond et portait la culotte à l’ancienne mode.

Sa femme Bével, grande, sèche, osseuse, un peu rousse, faisait le ménage ; elle cuisait pour toute la maison, et n’était pas embarrassée de décharger seule une voiture de foin. — Lœrich et elle ne pensaient qu’à gagner, à gagner, à gagner…

Bével levait la nappe lorsque Christian Wagner entra.

Le père Lœrich, après souper, sommeillait contre la boîte de la vieille horloge.