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LES BOHÉMIENS.

C’est pourquoi Christian, au lieu de suivre sa première idée, entra dans l’anse des Bouleaux, en se tenant à l’intérieur de la forêt. À mesure qu’il s’approchait du feu, des voix joyeuses s’élevaient et s’abaissaient, riaient et chuchotaient ; on aurait dit une bande de geais dans les cerisiers. Cela ne ressemblait pas à la langue du pays, et finalement, lorsque le garde se glissa derrière un grand chêne, à trente ou quarante pas de la Roche-Creuse, jugez de sa surprise en voyant assis près du feu des gens étrangers à la commune, des bohémiens en grand nombre, venus de je ne sais où : des hommes, des femmes, des filles et des garçons, tous crépus, tous couverts de guenilles abominables.

Ils étaient là, sur leur derrière, riant et jacassant entre eux, les uns un morceau de casquette sur l’oreille, les autres la tête nue. Les femmes avaient des sacs en grosse toile sur le dos, et dans leurs sacs, un, deux, et même trois enfants, qui regardaient avec leurs yeux noirs et brillants, comme des nichées de pies.

Les filles étaient aussi belles qu’il soit possible de se les figurer, bien faites de corps, les seins ronds, les bras minces, les pieds nus et pas trop petits ; elles n’avaient qu’une jupe trouée et quelques loques qui leur pendaient sous les bras. Ces créatures ne se gênaient pas pour s’asseoir dans l’herbe, les jambes sortant de leurs guenilles jusqu’aux genoux ; mais on leur pardonnait cela tout de même, à cause de leur innocence, de leurs grands yeux fendus en amande, de leurs dents blanches, et de leurs magnifiques cheveux noirs tordus sur la nuque en gros paquets, comme des queues de cheval.

Les garçons, malgré leurs grosses lèvres, avaient aussi bonne mine, et riaient de bon cœur. Les filles mangeaient des poires, les vieilles fumaient des pipes, et les hommes, étendus sur le dos, sifflaient comme des bouvreuils, ou bien s’égayaient en eux-mêmes. Le feu tourbillonnait là-dessus, éclairant le cresson des fontaines, les joncs, l’intérieur des taillis, et tout le tour de la gorge sombre.

Mais ce qui attira surtout l’attention de Christian, ce fut un vieux bohémien assis contre la roche, en pleine lumière. Il avait des cheveux crépus, blancs comme la neige, et la figure couleur de brique tellement ridée, qu’on distinguait à peine son nez, ses yeux, ses lèvres bleues et ses sourcils. On ne voyait que ride sur ride, comme une toile d’araignée très-fine, très-délicate, mais remplie de crasse. Il ne bougeait pas et rêvassait ; le long de ses reins tombaient une sorte de couverture en poil de chèvre et d’autres vieux habits pour lui tenir chaud ; une vieille, presque aussi renfrognée que lui, soulevait les braises avec une branche de bois vert, de sorte qu’il se dorlotait à la flamme comme un lézard au soleil.

Ces gens possédaient un trombone, creux cymbales fêlées, une clarinette et une grosse caisse, avec une espèce de brouette où l’on traînait sans doute le vieux ; c’était tout leur bien ! mais cela ne les rendait pas plus tristes : on voyait qu’ils se moquaient du tiers et du quart.

« Ah ! les gueux, se disait Christian en lui-même ; voyez, voyez ces filles qui mangent des poires… je voudrais bien savoir où elles les ont prises ; et ces grands flandrins qui mettent du bois au feu tant et plus, ils ne s’inquiètent pas d’où ça vient ; tout leur est bon, pourvu que ça chauffe… Attendez… attendez… je vais venir. »

Aussitôt il sortit de derrière son arbre et s’avança. Le silence s’établit autour du feu ; chacun le regardait, jusqu’aux petits. Le vieux seul continuait à rêvasser.

« Ah ça ! vous autres, s’écria le garde, qui est-ce qui vous a permis d’allumer la forêt… Et d’où viennent ces poires ? »

Personne ne répondit.

« Vous avez l’air de ne pas comprendre, vous faites les sourds ; mais il faudra bien marcher, bandits, s’écria Christian. De quel pays êtes-vous ? Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Vous venez ravager nos jardins, n’est-ce pas ? enlever les prunes, les poires, en attendant la saison du raisin ? Nous connaissons cela depuis longtemps ; nous connaissons votre espèce : vous êtes des loirs qui ne sont bons à rien qu’à détruire, à voler, à piller ! Me répondrez-vous à la fin, tas de gueux, ou faudra-t-il que j’aille chercher la moitié du village ? »

Ainsi s’exprima Christian Wagner ; mais personne ne disait mot, et comme il pâlissait de colère, le vieux ouvrit ses yeux jaunes lentement ; c’est à peine s’il pouvait soulever ses paupières ridées, et d’une voix forte il s’écria comme en rêve :

« Qui vient de parler ? Est-ce encore un de ceux qui disent : « Les fruits de la terre sont à nous ? » Oh ! Mahadi, jusqu’à quand supporteras-tu ces fourmis orgueilleuses ? Est-ce toi, gratteur de terre, qui fais pousser ces arbres et qui les couvres de feuilles ?

— Oui, c’est moi, dit Christian stupéfait de l’audace d’un pareil gueux, qui ne craignait pas d’apostropher l’autorité publique ; oui,