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LES
BOHÉMIENS
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I

Pendant les grandes chaleurs de l’été de 1849 ; Christian Wagner, garde-champêtre à Hirschland, dans la Bavière rhénane, revenait un soir du Tannewald en longeant les bois. Il pouvait bien être huit heures, la nuit commençait. Au loin dans la plaine, derrière les vergers, on voyait s’allumer les feux du village ; les hautes grives se taisaient, les chouettes se mettaient en route.

C’est le bon moment pour les gardes-champêtres, car on ne va pas secouer le poirier de son voisin en plein jour, et ceux qui veulent déterrer les navets ou les pommes de terre des autres ont l’habitude d’attendre que le soleil se couche, et de partir avant que la lune se lève.

Il faisait donc à peu près nuit, et Christian, les genoux pliés, les reins allongés comme un vieux renard en quête, une main sur son chapeau à claque et l’autre sur la garde de son briquet, s’avançait tout doucement, tout doucement, flairant la brise, regardant à droite et à gauche et prêtant l’oreille.

Rien ne bougeait ; une bonne odeur de myrtilles et de mûres sauvages remplissait l’air tiède. De temps en temps un petit bruit sec dans la haute futaie annonçait qu’une brindille desséchée par la grande chaleur venait de tomber, puis tout redevenait calme. Seulement, du côté de Hirschland, des clameurs lointaines et le son d’une corne marquaient l’heure où rentre le bétail.

Tout cela finit par s’éteindre, et comme l’église tintait la demie, Christian allait reprendre le sentier du village entre les blés, quand regardant par hasard dans la gorge des Bouleaux, il vit au fond une grande flamme qui grimpait aux roches. C’était quelque chose de magnifique ; les sapins autour semblaient beaucoup plus verts, les rochers plus rouges, et l’eau du ruisseau des Trois-Fontaines, coulant sous les ronces, brillait comme de l’or. Les étoiles regardaient par-dessus la montagne ; quelques figures noires s’agitaient autour de la flamme.

Wagner resta quelques instants comme émerveillé. Mais un garde-champêtre ne doit pas se laisser attendrir par de tels spectacles, il doit savoir pourquoi les gens font du feu sur la lisière des bois, et, s’il les trouve en contravention, il doit verbaliser.