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LA MAISON FORESTIÈRE.

à la mort. Le Burckar est venu prendre son âme la nuit dernière, au moment où les chiens hurlaient si fort… Où sont-ils maintenant ?… sur les cimes du Jura, dans les gorges des Vosges, au fond du Schwartz-Wald ? Qui pourrait le dire ? »

Le père Frantz se tut ; et comme je le regardais, stupéfait de cette étrange histoire :

« J’ai tenu, monsieur Théodore, dit-il, à vous raconter ces choses, car vous auriez pu faire des suppositions injustes à notre égard ; vous auriez pu croire que je vous cachais des actions mauvaises, que je me défiais de vous.

— Ah ! père Honeck, m’écriai-je, jamais…

— Non, fit-il, avant tout la franchise : voyez-vous, les mystères sont pour les gueux ; quand on n’a rien à se reprocher, on peut tout dire.

— Eh bien ! vous avez raison, père Frantz, lui répondis-je, et je vous remercie de votre confiance. Votre histoire renferme un grand enseignement : elle prouve que si les hommes se perfectionnent et deviennent meilleurs par le travail et la probité, ils peuvent aussi descendre dans l’échelle des êtres, par le développement des instincts animaux ! Ceux qui se figurent qu’il suffit d’échapper à la justice humaine, ou d’être plus fort qu’elle, pour commettre impunément tous les crimes, feraient bien d’y réfléchir. »

Le vieux garde se leva sans répondre.

Le jour était venu dans l’intervalle, le petit jour trempé de fraîche rosée, et tout embaumé du parfum des bois. Nous sortîmes respirer le bon air du matin. Les oiseaux s’égosillaient autour de la maison forestière, le soleil montait entre les cimes des sapins.

« Est-ce que vous voulez toujours partir, monsieur Théodore ? me demanda le père Honeck.

— Oui ; si je pouvais rester ici, père Frantz, je serais le plus heureux des hommes ; mais faut que je travaille, que je gagne ma vie… J’ai maintenant ma provision d’idées, je vais me remettre à l’ouvrage. Ah ! si j’étais riche !…

— Eh bien donc, allez vous reposer quelques heures ; je ne serai pas fâché non plus de faire un petit somme. »

Il entra dans sa chambre, et moi je grimpai dans la mienne. Deux ou trois heures après le brave homme poussait ma porte, et me voyant les yeux tout grands ouverts :

— Eh bien ! fit-il en souriant, êtes-vous reposé ?

— Oui, père Frantz, il me semble même que j’ai dormi, mais je n’en suis pas bien sûr.

— Allons, allons, dit-il d’un ton de bonne humeur, tout est pour le mieux. »

Et prenant mon sac par la courroie, il ajouta :

« Nous allons casser une croûte ensemble et vider un verre de vin ; ensuite je vous reconduirai jusqu’aux Trois-Fontaines. »

En traversant la petite galerie couverte de chèvre-feuille, j’éprouvais un véritable serrement de cœur de ne pas donner un bon souhait à Loïse ; le père Frantz s’en aperçut sans doute, car, s’arrêtant près de la porte, il me dit :

« Attendez un peu, attendez ! »

Il entra, puis revint au bout d’une seconde et me fit signe d’approcher.

« Vous voilà maintenant sur votre départ, dit-il tout bas ; venez !… puisque vous partez, c’est tout naturel que vous la voyiez. »

Je m’approchai du lit, et je vis Loïse endormie sous ses petits rideaux bleus, telle que me l’avait dépeinte le vieux garde. Elle me parut plus belle que je ne saurais le dire, et je compris alors combien je l’aimais. Au bout d’un instant, le vieillard, qui restait près de moi, contemplatif, murmura :

« Quand on pense que son esprit est ailleurs… c’est étrange pourtant ! »

Et me regardant les larmes aux yeux :

« Si son âme était ici, fit-il, Loïse vous souhaiterait un bon voyage, et vous l’embrasseriez, n’est-ce pas ?… Embrassez-la donc, il n’y a pas de mal. »

Je posai mes lèvres en tremblant sur le front de la jeune fille, et puis, grave, recueilli, le cœur plein de tristesse et d’amour, je suivis le vieillard, et pour la dernière fois je descendis l’escalier de la vieille galerie.

Après le déjeuner, le père Frantz me reconduisit jusqu’aux Trois-Fontaines. Nous étions bien émus en nous séparant.

« Bon voyage, monsieur Théodore, me dit le vieux garde en me serrant la main. Pensez quelquefois à nous. Et si vous revenez dans le Hundsrück, n’oubliez pas la maison du père Frantz. »

Pour toute réponse, je jetai mes bras au cou du vieillard, et je l’embrassai longuement, fortement, comme on s’embrasse quand on se quitte pour toujours. Puis, sans dire une parole, car mon cœur éclatait, je pris le sentier des Trois-Fontaines, et je m’enfonçai dans la sapinière. Mais après cinq minutes de marche, me voyant seul et songeant à tout ce que je venais d’abandonner : à cette vie paisible au milieu des bois, au bon vieux père Honeck, à Loïse, à ma chère petite Loïse, je ne pus me défendre de répandre des larmes.


FIN DE LA MAISON FORESTIÈRE