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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

verses et d’engager le monde à nous faire des objections. Moi, du haut de la chaire, je gronderai comme la foudre, je gémirai sur les égarements du siècle, je frapperai d’une terreur salutaire les incrédules, les sophistes et surtout les indifférents, cette lèpre de la société, ces êtres sans foi ni loi, qui ne pensent à rien, qui ne croient à rien et qui doutent de leur propre existence. Ô race impure ! race de vipères abandonnée aux jouissances sensuelles, vous frémirez ! Oui, vous frémirez à la voix de Frantz Mathéus, pleine d’un enthousiasme véritable ; vous serez frappés de terreur et vous tomberez à ses genoux. Mais Frantz Mathéus n’est pas cruel, et pourvu que vous reconnaissiez la transformation des corps et la pérégrination des âmes, pourvu que la foi descende dans vos cœurs flétris, tout vous sera pardonné. »

Malgré son exaltation, maître Frantz remarquait fort bien ce qui se passait autour de lui ; la vue des gens de loi, qui se promenaient en robe noire devant le tribunal, le rendit tout pensif, et quand, sur la place de la Licorne, une espèce de sergent de ville, coiffé d’un grand chapeau à claque et le bâton sous le bras, se mit à les suivre du regard, sa nature de lièvre se réveillant, l’illustre philosophe se souvint qu’il n’avait pas de passe-port. Heureusement ils venaient d’atteindre la rue des Capucins et se trouvaient en face du presbytère.

« Halte ! s’écria Coucou Peter, voici notre auberge.

— Dieu soit loué ! dit Mathéus, nous avons fait une bonne trotte aujourd’hui. »

Il mit pied à terre, et Coucou Peter, toujours sans gêne, s’empressa de conduire le cheval à l’écurie.

En ce moment la voix du pasteur Schweitzer se fit entendre dans la maison.

« Douze louis ! s’écriait-il, douze louis ! tu perds la tête, Salomon ; une vache maigre qui n’est pas même fraîche à lait !

— On me les offre, monsieur Schweitzer.

— Eh bien, donne-la, ta vache, donne-la, mon garçon, je te remercie de la préférence.

— Est-ce que M. le pasteur s’occupe du commerce du bétail ? demanda Mathéus.

— Il trafique un peu de tout, répondit Coucou Peter en souriant, c’est un si brave homme ! vous allez voir. »

Ils traversaient alors le vestibule, et la discussion s’animait entre le pasteur et le juif.

« Partageons la différence, disait l’un.

— Tu veux te moquer de moi, s’écriait l’autre, dix louis, pas un centime de plus. »

Coucou Peter s’arrêta sur le seuil, et Mathéus, regardant par-dessus l’épaule de son disciple, vit une de ces hautes salles de l’ancien temps, ornée de grands meubles de chêne, de boiseries de chêne, de vastes armoires, de tables massives dont la vue seule vous réjouit le cœur. Au premier abord, il fallait se dire :

« Ici on mange bien, on boit bien, on dort bien ! La bénédiction du Seigneur repose sur les gens de bonne volonté. Ainsi soit-il ! »

Un petit homme gros et gras était assis dans un fauteuil de cuir, son ventre ne faisait qu’un saut du menton jusqu’aux cuisses, et la bonne humeur épanouissait sa figure vermeille. Près de lui se tenait debout un grand gaillard, la blouse serrée autour des reins, le nez crochu et les cheveux d’un roux vif comme le feu.

« Salut, monsieur le pasteur, » s’écria le ménétrier.

Le petit homme se retourna et partit d’un immense éclat de rire.

« Coucou Peter ! s’écria-t-il. Ah ! ah ! ah ! d’où vient-il ? je vous le demande un peu… d’où sort-il, ce gueux-là ? »

Et repoussant le fauteuil, il étendit ses larges mains comme pour attirer Coucou Peter sur son gros ventre.

Ce fut quelque chose d’attendrissant : on aurait dit deux œufs de Pâques qui voulaient s’embrasser, et Mathéus, témoin de leurs efforts, en avait les larmes aux yeux. Enfin ils y renoncèrent, et Coucou Peter, se tournant vers Mathéus, s’écria :

« Monsieur le pasteur, je vous amène l’illustre docteur Mathéus, le meilleur homme du monde et le plus grand philosophe de l’univers !

— Soyez le bienvenu, soyez le bienvenu, Monsieur, dit le pasteur Schweitzer en secouant la main de maître Frantz ; prenez place… Je suis charmé de faire votre connaissance. »

Puis il congédia le juif et courut à la cuisine en criant :

« Grédel ! Grédel ! voici Coucou Peter ! »

Grédel, qui préparait le souper, accourut à l’entrée de la salle ; trois ou quatre marmots trébuchaient derrière elle, criant, caquetant, demandant des tartines.

« Bonjour, Grédel, dit Coucou Peter en embrassant sa femme sur les deux joues ; ça va bien, ma petite Grédel ?

— Oui, mauvais sujet, oui, ça va bien, répondit-elle, moitié riant, moitié sérieuse ; tu reviens parce que tu n’as plus le sou, n’est-ce pas ?

— Allons, Grédel, allons, sois raisonnable, je ne fais que passer ici, ça ne vaudrait pas la peine de me rendre la vie dure. »