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LA MAISON FORESTIÈRE.

enfants. J’ai massacré ceux des autres par envie, par jalousie. Ça me crevait le cœur de laisser périr la vieille race. Enfin j’ai pensé à Rotherick, tu sais, Rotherick, je suis allé te voir, j’ai ri ; si j’avais pu, je t’aurais étranglé, car je suis un Burckar, moi, je te hais toi et tous les tiens ; mais j’ai ri, j’ai tout promis, tout donné : il me fallait ton beau sang. Je voulais des enfants à face humaine, de vrais enfants. Alors, j’ai dit de tuer l’autre ! »

En parlant il s’animait de plus en plus ; sa voix sourde devenait claire.

« C’est effrayant, dit-il, comme se parlant à lui-même, un père ordonner la mort de son enfant par orgueil. Ah ! que je sois maudit, maudit dans les siècles des siècles ! Oui, c’est effrayant. Avez-vous entendu raconter des histoires pareilles ? — cria-t-il ; — non, vous n’en avez pas entendu, il n’y a jamais rien eu de pareil depuis le commencement du monde. C’est le vieux de Landau qui est cause de tout. Ah ! le misérable, si je pouvais le voir encore brûler !

Et criant de plus fort en plus fort :

« Le prêtre n’a pas menti ! » dit-il.

Personne ne comprit ce qu’il voulait dire avec son vieux de Landau et son prêtre ; Honeck seul se le rappela : la figure du vieillard qui traînait son petit-fils dans une paillasse, lui passa devant les yeux comme un éclair, et l’image de l’évêque Verner aussi, maudissant le Burckar et criant sur les marches de la cathédrale, les mains étendues : « Soyez maudits ! Que la vengeance d’en haut descende sur vous, car vous n’êtes pas des hommes, vous êtes des monstres ! » Tout cela Honeck le vit en souvenir, et il comprit les paroles de Vittikâb.

Le Comte-Sauvage, lui, continuait de parler, et même il avait fini par sangloter ; c’était affreux de voir un pareil homme sangloter ; plus d’un détournait la tête avec épouvante, mais il ne faisait plus attention à rien.

« C’est égal, criait-il, les hommes sont des lâches, ils sont cause de ce qui nous arrive ; ils nous ont laissés tout faire, voler, brûler, au lieu de se lever en masse, et de nous traquer comme des bêtes féroces. Oui, vous êtes des lâches, soyez tous maudits avec nous, misérables ; si vous n’aviez pas été des lâches, nous n’en serions pas où nous en sommes. Mais celui-ci, qu’est-ce qu’il a fait pour être dévoré par les chiens ? Qu’est-ce qu’il pouvait faire enfermé dans la tour ? Pourquoi le maître d’en haut n’a-t-il pas eu pitié de la pauvre ; créature ? »

Et se jetant sur le monstre, les bras étendus, il se prit à fondre en larmes en criant :

« Oh ! mon pauvre enfant, tu payes pour les crimes de tes pères, tu payes pour moi, pour Rouch, pour Virimar, pour toute notre race maudite ; est-ce juste ? Non, non ! C’est sur nous, les monstres, les vrais monstres, que devait tomber la foudre. »

Longtemps il sanglota ; c’était à vous fendre l’âme. Un grand nombre de reîters, voyant leur chef, cet homme si dur, si sauvage, pleurer comme un enfant, s’en allaient, ne pouvant voir cela. Mais lui, se levant tout à coup et regardant la foule consternée, s’écria :

« J’ai pleuré ? Vittikâb pleure ! Oh ! si je pouvais vous exterminer tous, pour le faire revivre un seul jour, je ne pleurerais pas ! » Ses yeux jaunes étincelèrent ; tous les assistants eurent froid. Puis, passant son bras sur sa face, il dit :

« Ah ! si vous l’aviez vu se battre ! c’était un Burckar, un vrai Burckar : seul contre tous ! Alors je l’ai reconnu… alors mes entrailles ont frémi… J’étais fier… oui, fier de lui… Si je pouvais le faire revivre… il serait votre maître ! »

Et levant les deux mains :

« Rouch, Virimar, Zweitibold, vous tous, les anciens, ne viendrez-vous pas le réveiller ? Laisserez-vous périr la vieille race ? » cria-t-il d’une voix tellement forte, qu’on devait l’entendre de l’autre côté du lac.

Et le silence grandissait, personne ne bougeait ; on regardait, on écoutait, on croyait que les vieux brigands, les vieux pillards, les hommes terribles allaient sortir des caveaux, pour venir réveiller le monstre. Mais, au bout d’une minute, Vittikâb, baissant la tête, regarda Hâsoum quelques secondes et dit tout bas :

« C’est fini ! Voilà comment finissent les grandes races guerrières… elles finissent par des monstres ! Les autres, les renards, les Géroldseck, les Dagsbourg, peuvent venir maintenant se partager nos dépouilles, tout ce que nous avons conquis depuis mille ans. Ils peuvent venir, ils n’entendront plus le cri de guerre des loups, qui les faisait trembler : tout est fini ! »

Puis, s’adressant à ses hommes :

« Trabans et reîters, leur dit-il en promenant sur eux ses yeux jaunes, prenez tout ; cet or, cet argent, les trésors entassés dans le caveau de Virimar, tout cela est à vous, je vous le donne, emportez-le : que tout ce qui vient du pillage retourne au pillage ! »

Et, ses deux grands bras levés au-dessus de sa tête :

« Et maintenant, s’écria-t-il, que les vent pleurent, que les oiseaux de nuit gémissent,