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LA MAISON FORESTIÈRE.

répondait du fond de l’abîme, et qu’aussitôt il vit le Comte-Sauvage déboucher de son poste ventre à terre, sur les pas du chien qui tenait la tête de la meute. Deux ou trois autres vieux chasseurs, Hatto de Triefels, Lazarus Schwendi, Elias Rouffacher, suivaient le comte à toute bride ; puis Vulfhild partit à son tour comme un aigle les ailes déployées, sa longue robe flottant derrière elle, et, successivement, tous les autres arrivèrent.

Honeck alors, voyant la meute lancée hors de l’enceinte, sonna le départ du premier relais, et la chasse se fit avec plus d’ensemble ; soixante chiens en avant et cinquante chevaux en arrière. C’était un merveilleux spectacle.

Après avoir contemplé un instant la chasse, et s’être dit que Vittikâb, son maître, était toujours le premier chasseur de la vieille Allemagne, que d’un regard il reconnaissait mieux que n’importe lequel les fausses sorties des véritables, et savait serrer la bête de plus près, l’attention de Honeck se porta naturellement sur l’animal poursuivi par la meute, et c’est alors qu’il fut vraiment confondu de ses ruses étranges, de ses ressources, et de ses allures différentes de toutes celles des autres gibiers du Hôwald.

D’abord, il reconnut que jamais cet animal ne se découvrait, qu’il se tenait toujours sous bois, et plutôt à la lisière que dans l’intérieur, pour voir l’ennemi venir de plus loin. Cela lui fut facile à reconnaître, car de seconde en seconde, il voyait des files de chiens entrer dans la forêt, puis en sortir, sans jamais s’écarter des lisières, et des files de cavaliers arriver ensuite dans les mêmes directions. En outre, il se convainquit que la bête, lorsqu’elle se voyait trop pressée, se dérobait à la poursuite en grimpant sur un arbre, car parfois les chiens arrivaient en masse, comme sûrs de la piste, puis tout à coup ils s’arrêtaient, tournaient en hurlant, le nez en l’air, et finissaient par revenir sur leurs propres traces.

Au bout de deux grandes heures, après beaucoup de détours, la chasse partit tout à coup comme le vent, Vittikâb en tête, vers les cimes inférieures touchant la plaine. Alors, le son des trompes s’affaiblit de plus en plus, et finit par se perdre dans l’immensité ; seulement, à de grands intervalles, le chant de la trompe du Comte-Sauvage s’entendait encore, passant dans les airs comme un souffle de la brise. En ce moment, la chasse était à plus de trois lieues derrière le Losser ; deux relais placés sur le Gaïsenberg n’avaient pu donner.

Le jour devenait de plus en plus ardent, et Honeck, sur sa roche, ne voyant plus rien, allait redescendre, quand au loin, bien loin, le son plus fort de la trompe du comte, qu’il aurait reconnu entre mille, le retint II écouta, regardant avec une attention extrême : la voix des chiens remontait confusément les échos ; puis, subitement à une demi-lieue de la roche, Vittikâb parut seul, filant sur la lisière des forêts comme un éclair. Il sonnait, sonnait d’un souffle puissant et net qui faisait frissonner les bois. Quelques autres trompes, plus éloignées, commençaient aussi à s’entendre ; toute la chasse revenait après un immense circuit.

« Je parierais, se dit le veneur, que Vittikâb est seul sur la vraie piste ; quoique le diable lui-même n’y reconnaisse rien, je me fierais à lui. »

Et, ce qui le réjouit beaucoup alors, ce qui fit tressaillir son cœur, c’est que la voix du vieux Tobie, un grand gueulard, le meilleur nez et la meilleure voix de la meute, c’est que la voix de Tobie se mit à frapper les échos à temps égaux, et que de seconde en seconde, à cet appel, se mêlait le grondement de la trompe, d’où l’on pouvait reconnaître que le comte, appuyait le vieux limier.

En effet, quelques instants après, Zaphéri les vit passer l’un derrière l’autre à deux mille mètres sous la roche ; seulement Tobie n’était pas seul, plus de cent chiens galopaient avec lui tellement serrés qu’on aurait cru, de cette hauteur, pouvoir les couvrir de la main. Ils ne firent que traverser la gorge des Hérons.

Une minute après, le vieux Hatto, puis Rouffacher, puis quelques autres seigneurs, enfin Vulfhild, traversèrent aussi le défilé. À la tête d’une seconde bande était le vieux Rotherick, reconnaissable à sa haute taille et aux plumes rouges de sa toque.

« Ha ! ha ! se dit Honeck, la chasse va continuer par ici. »

Et il devint de plus en plus attentif. Comme il regardait, ne songeant plus à la chaleur, tout à coup, près de lui, dans la brèche du rocher pleine de broussailles, la voix haletante de Rébock l’appela :

« Maître Honeck ! »

Alors lui, se retournant :

« Tiens, c’est toi, Rébock ! fit-il.

— Oui, c’est moi ; je viens d’attacher mon cheval près du vôtre. Quel animal, maître Zaphéri, quel animal nous avons lancé ! C’est celui-là qui peut se vanter de conduire les gens par le nez. Dieu du ciel, nous a-t-il fait courir !

— Oui, oui, répondit brusquement le grand veneur, j’ai tout vu. C’est égal, c’est une belle chasse ; moi, je ne pouvais pas être de la par-