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LA MAISON FORESTIÈRE.

sur tous les animaux des bois, sans laisser le moindre indice de sa présence ? Voilà ce qui confondait le veneur, voilà ce qu’il ne pouvait concevoir.

Mais le principal pour lui était de pouvoir lancer la meute sur cette bête, et d’émerveiller tous les hôtes de Vittikâb par quelque chose d’extraordinaire. « Quelle chasse nous allons avoir, se disait-il, quelle chasse ! Quinze hardes !… douze troupeaux de sangliers, six nichées de loups, des renards et des lièvres tant qu’on en voudra, et cette bête, cette bête étonnante, unique dans son espèce, cette bête dont personne n’a jamais entendu parler. Ah ! le comte a bien raison d’être content, car tout lui vient en dormant ; il n’a qu’à souhaiter une jeune femme noble, et elle arrive ; il n’a qu’à vouloir une grande chasse, et tous les animaux des bois se font un véritable plaisir de se montrer, pour qu’on puisse sonner le départ. »

Ainsi raisonnait Honeck, en s’approchant à grands pas du Veierschloss. Il voyait de loin la grande porte ouverte et la cour éclairée de torches ; plusieurs grands personnages, les comtes de Simmeringen, de Lœtenbach et de Triefels, venaient déjà d’arriver avec leurs suites nombreuses, et les gens du château étaient en l’air, pour les conduire à leurs appartements préparés d’avance, et leur offrir les rafraîchissements convenables, selon la recommandation de Vittikâb.

C’est au milieu de ce mouvement que Zaphéri Honeck put entrer par la poterne de l’avancée, se glisser dans la cuisine, manger un morceau sur le pouce et boire un bon coup, avant de monter dormir dans sa niche et se préparer aux fatigues du lendemain.

Maintenant, monsieur Théodore, il faut vous figurer l’étonnement des margraves, landgraves et burgraves de la plaine et de la montagne, lorsqu’ils apprirent que le Comte-Sauvage allait se marier avec une Roterick. Ce nrest pas seulement parce qu’il était vieux, gris, et veuf depuis vingt ans, parce qu’il n’aimait que le pillage et la chasse, et qu’il s’enivrait régulièrement tous les jours, qu’on s’émerveillait ainsi ; c’est surtout à cause de Vulfhild, car les Roterick étaient ennemis des Burckar depuis des siècles, et ces deux races semblaient irréconciliables.

Mais Vittikâb, dans son orgueil, se moquait de ces choses ; il était sûr d’avance que tout le monde viendrait à ses noces ; les uns par curiosité, les autres par amour de la bonne chère et des bons vins ; les autres pour assister à la grande chasse, et tous pour pouvoir dire un jour ; « Nous avons été de ces festins grandioses et de ces fêtes de Balthazar ; on n’en avait jamais vu de pareils, on n’en verra jamais dans la suite des temps ! »

Il ne se trompait pas.

Quand on apprit les immenses travaux qui se faisaient au Veierschloss, la convocation des architectes, des marchands d’or, de velours et de soie, et celle des plus fameux cuisiniers de la vieille Allemagne, chacun se mit en route avec femmes, enfants et valets en grand équipage, le faucon au poing et les grands lévriers à côté. Tous les sentiers du Hundsrück voyaient défiler ces cavalcades ; et les pauvres gens de la montagne suivaient dans leurs guenilles comme en pèlerinage, espérant attrapper les miettes de la table.

Tel était l’état des choses au dernier jour, lorsque maître Zaphéri Honeck revenait de la roche des Trois-Épis. Ce jour-là, Jérôme de Spire avait promis que tout serait terminé le lendemain : le dernier coup de marteau donné, la dernière cheville posée.

Vous avez entendu raconter, monsieur Théodore, que le prince des ténèbres, voulant acheter l’âme du prieur de Sempach, lui promit un jour de bâtir une cathédrale aussi magnifique que celle de Cologne dans une seule nuit, et que toutes ses légions de diables accoururent se mettre à l’œuvre : les uns, pas plus grands que des escarbots et des grillons, avec leurs vrilles et leurs tarières ; les autres, hauts comme des tours, avec leurs haches, leurs scies et leurs truelles ; d’autres, plus grands encore, portant sur leurs épaules les roches et les poutres ; de sorte que le lendemain la flèche perçait les nuages et qu’il ne manquait qu’une chose à l’édifice : le crucifix ! … ce qui sauva l’âme du prieur.

Figurez-vous ce travail et quel bruit il devait faire, pendant qu’on entassait les pierres, qu’on joignait les poutres et qu’on enfonçait tous les clous : on entendait le vacarme jusqu’à Rotterdam, en Hollande.

Eh bien ! c’était presque la même chose au Veierschloss. Honeck, dans sa niche au-dessus du corps-de-garde, ne pouvait fermer l’œil ; il avait beau se tourner et se retourner sur sa peau d’ours, le sommeil ne venait pas, d’abord à cause de ce bruit épouvantable, ensuite parce que mille idées étranges lui passaient par la tête, et qu’il ne savait ni pourquoi ni comment elles lui venaient.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans la vie, quand un grand danger nous menace, nous sommes tourmentés, inquiets et comme hors de nous. Plusieurs pensent qu’alors les âmes de nos amis ou de nos parents morts se promènent autour de nous et cherchent à nous