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LA MAISON FORESTIÈRE.

Dès le lendemain, Vittikâb fit partir une trentaine de reîters dans toutes les directions du Hundsrück : les uns pour réunir à la hâte les ouvriers charpentiers, menuisiers, forgerons de cinquante villages ; les autres pour convoquer les marchands d’étoffes, les cuisiniers et pâtissiers célèbres de tous les pays, jusqu’à Strasbourg, Spire et Mayence ; d’autres portant les invitations aux margraves, landgraves, burgraves, comtes et barons des lignes du Rhin, de la Meuse et de la Moselle.

Le fameux architecte Jérôme de Spire arriva deux jours après ; il entreprit d’élever d’immenses arcades au-dessus de la grande cour, qui devait servir de salle à manger à cette fête de Balthazar, et dès lors les voûtes du Veierschloss, ses corridors et ses galeries, au lieu du son des trompes, du hennissement des chevaux, des aboiements de la meute et du frémissement des armes, n’entendirent plus que le bruit cadencé de la scie, de la hache et du marteau.

Les forêts d’alentour, remplies de bûcherons, retentirent jour et nuit du craquement des grands sapins et des chênes tombant les uns sur les autres, et du grincement des chariots attelés de trois paires de bœufs, et presque écrasés sous le poids de ces masses énormes.

Alors on vit des échafaudages sans nombre se dresser autour des remparts, le triangle des chèvres se découper dans le ciel à la cime des tours, avec leurs câbles et leurs poulies, élevant les poutres sur les plates-formes ; et des fourmilières d’ouvriers se cramponnant aux leviers, tournant les crics, équarrissant les troncs et taillant des mortaises.

Le vieil architecte Jérôme, debout au pied de l’escalier, avec sa longue barbe jaune en pointe, sa tête chauve, sa robe de velours noir à larges manches, ses règles, ses équerres et ses compas, traçait du matin au soir des lignes rouges et noires sur un parchemin ; les reîters, autour de lui, regardaient par-dessus son épaule sans rien y comprendre ; et les maîtres ouvriers, à la file, venaient recevoir ses ordres et les porter dans tous les coins du bâtiment.

Les assises furent bientôt établies, et les arcades ne tardèrent point à s’arrondir sous le ciel.

Mais, au milieu de cette grande activité, l’homme le plus occupé peut-être était Zaphéri Honeck ; car si les Comtes-Sauvages voulaient se montrer somptueux en constructions, décorations et festins, ils se faisaient bien plus gloire encore de leurs grandes chasses, étant les plus fameux chasseurs de la vieille Allemagne.

Or, maître Honeck, comme premier veneur du Burckar, était chargé de cette partie de la fête. Le comte avait mis à sa disposition les écuries et toute la meute. Mais pour employer tout cela d’une manière grandiose et digne de la solennité présente, ce n’était pas une petite affaire, monsieur Théodore ; il fallait les talents naturels et l’expérience consommée d’un homme tel que Zaphéri, connaissant le pays à fond, l’art d’organiser des cavalcades, d’établir les relais, de harder les chiens et de déterrer le gibier.

Honeck était à la hauteur d’une pareille mission, il ne craignait pas les regards des grands seigneurs, tous chasseurs de premier ordre, qui devaient assister à la fête, et jeter leur œil sévère sur tout ce qui s’y passerait, afin de blâmer le plus possible, d’approuver peu, et de rapporter dans leurs châteaux lointains une opinion d’autant meilleure d’eux-mêmes, qu’ils auraient trouvé plus à reprendre chez les autres. Non, il ne redoutait pas cela ; car c’était le plus habile veneur de son temps, malgré ses habitudes d’ivrognerie et sa gourmandise singulière.

Sans perdre une minute, il réunit autour de lui ses piqueurs et leur partagea la montagne, afin que chacun pût relever les pistes à fond, et qu’aucune partie des forêts ne fût oubliée ; il leur recommanda de s’attacher aux hardes, troupeaux de sangliers et nichées de loups, en négligeant les bêtes isolées : « Car, leur dit-il, de lancer deux cents chevaux et trois cents chiens sur une seule piste, c’est comme si l’on jetait les filets du haut des tours dans le lac, sur un seul poisson ; il faut qu’au moins chaque chasseur ait l’espoir de donner un coup de pieu ! » Il leur ordonna de rapporter les fumées, et de bien observer les brisées et autres marques, telles que celle des vieux cerfs aiguisant leurs andouillers aux arbres. Bref, il n’omit aucun détail de sa profession, et se mit lui-même en route tous les matins, pour repasser les pistes, que tous les soirs ses veneurs lui signalaient dans leurs rapports.

Ainsi s’avançait l’époque de la fête.

Souvent, à la nuit, Honeck, harassé de fatigue et couvert de vase jusqu’aux aisselles, — car il descendait dans les marais du Losser, où s’abreuve volontiers le gibier de ces bois, — souvent, en rentrant ainsi, grave et distrait par ses occupations, il entendait Vittikâb lui crier :

« Hé ! Zaphéri… Zaphéri, tu passes comme une flèche ; arrive donc ! »

Alors, se retournant et voyant le comte lui sourire, il levait sa toque à plume d’épervier, et se rapprochait en faisant bonne mine.

Vittikâb, depuis sa visite au vieux Goëtz,