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ENTRE DEUX VINS.

de vie, de sentiment pour moi : la pierre, l’arbre, la mousse, les fleurs. Et si quelque vieux chêne, au détour du chemin, m’avait adressé tout à coup la parole, je n’en aurais pas été trop surpris : « Monseigneur le chêne, me serais-je écrié, Théodore Richter, peintre de paysage à Dusseldorf, vous salue. Il voit avec plaisir que vous avez daigné rompre votre long silence en sa faveur. Causons de la sublime nature, notre mère à tous ; vous devez avoir fait provision d’idées sur cette matière importante ; que pensez-vous de l’âme universelle, monseigneur le chêne ? »

Tels étaient ma foi naïve, ma confiance, mon enthousiasme ; et quant au reste, le Seigneur Dieu m’avait favorisé d’une de ces constitutions sèches, vigoureuses et sobres, qui bravent impunément la fatigue et les privations.

J’allais de bourgade en bourgade, de maison forestière en maison forestière, chantant, sifflant, observant au hasard, sans but déterminé, conduit par la fantaisie, cherchant toujours une retraite plus lointaine, plus profonde, plus touffue, où nul bruit, nul murmure autre que celui du ciel et des bois ne pût arriver.

Or, un matin, j’avais quitté bien avant le jour l’hôtellerie du Cygne, à Pirmasens, pour me rendre, par les cimes boisées du Rothalps, au hameau de Wolfthal. Le garçon était venu m’éveiller à deux heures, selon mon ordre, car, vers la fin du mois d’août, il est bon de voyager la nuit ; passé neuf heures, les chaleurs du jour, concentrées au fond des gorges, deviennent insupportables.

Me voilà donc en route dans la nuit, ma petite veste de chasse serrée aux hanches, le sac bouclé aux épaules et le bâton au poing. J’allais d’un bon pas ; aux vignes succédaient les vignes, aux chenevières les chenevières, puis apparut le bois de sapins, où descendait le sentier sombre ; la lune pâle au-dessus, y traçait d’un côté son immense sillon de lumière.

L’animation de la marche, le silence profond de la solitude, le gazouillement d’un oiseau effarouché dans l’ombre, le passage rapide, sur les feuilles, d’un écureuil matinal allant boire à la source voisine ; les étoiles tremblotant entre les hautes cimes, le murmure lointain des eaux dans les vallées ; les instants de halte où l’on reprend haleine, où l’on écoute, où l’on allume sa pipe ; puis encore le départ, la voix du torrent qui grossit et qui nous annonce qu’il va falloir passer sur un tronc d’arbre, ou sauter de pierre en pierre dans l’écume ; les premiers sifflements de la grive s’écriant de la flèche du plus haut sapin : « Là-bas, tout là-bas, je vois une lueur, le jour arrive ! » et enfin le pâle crépuscule, le premier reflet pourpre de l’horizon, où se découpe le sombre profil des taillis : ces mille impressions du voyage me conduisirent insensiblement à la naissance du jour.

Vers cinq heures, je débouchais de l’autre côté du Rothalps, à trois lieues de Pirmasens, dans une gorge étroite, sinueuse, qu’on devrait appeler la gorge des bergeronnettes, car ce petit oiseau gris d’ardoise, à tête noire et longue queue blanche, y abonde.

Je me rappellerai toujours le sentiment de fraîcheur et de ravissement que me fit éprouver la vue de cette retraite. Au fond, un petit torrent, limpide comme le cristal, galopait sur les cailloux verdâtres ; à droite, le long de la côte, grimpait à perte de vue une forêt de bouleaux ; et à gauche, sous les sombres pyramides d’une sapinière, passait le chemin sablonneux aux ornières profondes, aux quartiers de roc froissés et argentés par les roues pesantes des chariots montagnards. Je m’étais dit souvent, entre Creuznack et Pirmasens, que les petits bœufs au front crépu, à la lèvre baveuse, la nuque courbée sous le joug, l’œil hagard, traînant les troncs énormes du chêne et du hêtre, avaient dû sentir leur échine massive ployer bien des fois, pour tracer des sillons pareils dans le granit.

Au-dessous du chemin commençaient les bruyères, et les genêts chargés de boutons d’or, puis, plus bas, quelques ronces, puis les flèches d’eau, puis le cresson frais, touffu, verdoyant.

Ceux qui, durant leur jeunesse, ont eu le bonheur de rencontrer un site pareil en pleine forêt, à l’heure où la nature sort de son bain. de rosée et se drape de soleil, où la lumière s’éparpille dans le feuillage, et plonge ses lames d’or au fond des fourrés les plus impénétrables ; où la mousse, le chèvrefeuille, toutes les plantes grimpantes fument dans l’ombre et confondent leurs parfums sous le dôme des hautes futaies ; où les mésanges bleues et vertes tourbillonnent autour des branches, à la recherche des pucerons ; où la grive, le bouvreuil et le merle descendent au ruisseau et boivent en se rengorgeant, les ailes palpitantes étendues sur l’écume des petites cascades ; où les geais pillards traversent par bandes la cime des arbres, s’appelant et se dirigeant à la file vers les cerisiers sauvages ; à l’heure, enfin, où tout s’anime, où tout célèbre l’amour, la vie, la lumière : ceux-là seuls comprendront mon extase.

Je m’assis sur la racine d’un vieux chêne moussu, le bâton entre les genoux, et durant