C’est pourquoi, cinq ou six jours après, on entendit un beau matin la cloche de la mairie qui convoquait le conseil municipal. C’était vers le commencement du mois d’août, au temps des grandes récoltes ; aussi tout le monde fut-il étonné, car, en cette saison, chacun aime mieux aller à ses affaires que de délibérer sur celles de la commune : le conseil se réunit rarement. Malgré cela, chacun, pensant qu’il s’agissait d’une affaire grave, revêtit son habit des dimanches et se coiffa de son tricorne pour aller voir.
Vers huit heures, tous les membres du conseil étaient présents, savoir : Conrad Schœffer, Michel Matter, Christophe Henné, etc. Et tous s’étant assis, le père Rebstock se leva, déposa son tricorne sur la table et, d’un ton grave, se prit à dire :
« Que c’était une abomination de nourrir des fainéants aux frais de la commune, des gens qui restent assis depuis sept heures du matin jusqu’à midi, et d’une heure à cinq, près d’un bon feu en hiver, et les fenêtres ouvertes, au frais, en été, tandis que des centaines de gens laborieux sont à grelotter devant leur porte, en fendant des bûches, ou à suer sang et eau dehors en fauchant, faucillant ou piochant, les reins au soleil. »
Puis il s’écria :
« C’est de Heinrich Walter que je parle, de cet individu qui traite d’ânes les pères de famille et les meilleurs bourgeois de Neudorf, dont le moindre vaut cent mille fois mieux que lui. Ces bruits n’étaient pas encore arrivés à mon oreille ; sans cela, depuis longtemps, je sais ce qu’il aurait fallu faire. Qu’est-ce donc que ce Walter, pour mépriser tout le monde ? Un va-nu-pieds qui vit à nos dépens, sans rendre le moindre service à la commune.
« Autrefois, au moins, nous avions la consolation d’entendre le maître d’école chanter au lutrin ; le vieux Imant, malgré son âge, avait une voix magnifique ; mais celui-ci chante comme un grillon dans l’herbe desséchée, on ne l’entend pas ; notre pauvre curé est forcé de chanter pour quatre, et de risquer d’avoir un coup de sang, parce que ce Walter ne veut pas se donner la peine d’ouvrir la bouche.
« Ce qu’il y a de pire, c’est que les gens, en allant le matin à l’ouvrage, voient le grand flandrin qui respire le frais, les mains dans ses poches, et qui regarde du côté de l’auberge de la Carpe, comme si les alouettes rôties devaient lui tomber dans le bec. Il ne salue pas seulement ceux qui vont lui déterrer des pommes de terre ; ah ! bien oui, un si grand seigneur se croirait déshonoré de vous tirer le chapeau. C’est étonnant qu’il ne demande pas encore des subventions, pour qu’une servante vienne lui faire la soupe, lui couper le pain et les carottes. Écoutez, cela ne peut pas durer plus longtemps ; il faut que nous demandions un autre maître d’école, un homme d’âge, ayant de bons poumons, un homme raisonnable. De cette façon, un maître d’école sera bon à quelque chose. Mais allez donc demander à M. Walter de gagner les deux cents. francs qu’on lui donne ! Je vous le dis, il faut demander un autre maître d’école, et qui soit marié… voilà mon opinion. »
Alors Rebstock s’assit et, comme le temps pressait, tous les autres furent de son avis. Le secrétaire Vendling choisit aussitôt le modèle des décisions à l’unanimité ; chacun mit sa signature au-dessous, de sorte qu’on put aller à l’ouvrage tout de suite, et que Walter, entre huit et neuf heures, sans avoir été entendu et qu’il y eût de sa faute, fut en quelque sorte destitué.
Mais la grande nouvelle ne se répandit que le soir, car, en ce jour, la moitié de Neudorf était dehors à lier les blés.
Heureusement Rebstock et les autres amis de la Carpe n’étaient pas au bout de leurs peines. On a bien raison de dire que l’homme propose et que Dieu dispose ; je crois même que l’homme ferait mieux de le laisser proposer et disposer tout seul ; il n’aurait pas l’occasion de se repentir si souvent.
II
Ce jour-là, pas une âme ne restait à l’auberge de la Carpe, excepté la vieille Salomé et sa maîtresse ; Orchel et Kasper étaient partis de grand matin avec les bœufs et la voiture, et comme les rouliers avaient aussi de l’ouvrage chez eux, le tourne-broche reposait pour la première fois depuis trois semaines.
Il faisait un temps si lourd et si chaud, que les volets étant fermés vers la rue, à cause du soleil, et les fenêtres ouvertes dans l’ombre sur le jardin, pour donner de l’air, cela ne vous empêchait pas de suer à grosses gouttes. Catherine se sentait tout inquiète et abattue ; elle ne savait à quel saint se recommander ; elle montait et descendait l’escalier comme une âme en peine, elle ouvrait ses armoires, visitait ses piles de linge, rêvait et regardait la vieille Salomé, qui sommeillait au coin de l’âtre, au lieu de peler ses pommes de terre,