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LES AMOUREUX DE CATHERINE.

ce monde, c’est une chose bien dure. Il est vrai que le matin, quand on se lève pour aller à l’ouvrage, quand l’auberge bourdonne, que les chevaux piaffent à l’écurie, que les uns demandent à déjeuner avant de partir, que les autres arrivent au petit jour ; quand il faut allumer du feu sur l’âtre, dans la grande salle et dans les chambres, courir à la cave remplir les bouteilles, à l’écurie garnir les râteliers, donner des ordres aux servantes et aux domestiques, écouter les réclamations : « Madame, voilà le boulanger… Voici le boucher. Madame, à quelle tonne faut-il tirer le vin pour Jacob, pour Christian ? etc., etc. Quand celui-ci veut du rôti, cet autre une omelette et de la salade… il est bien vrai que tout cela fait passer le temps, et qu’on ne songe qu’à ses affaires. Mais, le soir, quand on est fatiguée d’aller et de venir, quand on s’asseoit à son tour pour prendre son repas ; et puis, quand tout le monde dort déjà et qu’on monte se coucher, oh ! alors, il vous passe bien des idées par la tête, et d’être seule cela vous rend triste.

Je ne sais pas si Catherine songeait à ces choses ; mais quelquefois le soir, en entrant dans sa chambre au-dessus de la porte cochère, après avoir déposé sa chandelle sur la table de nuit en soupirant, elle écartait ses rideaux et regardait, de l’autre côté de la rue, le jeune maître d’école Heinrich Walter, seul dans sa petite mansarde sous le pignon, en face de la lampe, lisant dans un gros bouquin à tranches rouges, et levant de quart d’heure en quart d’heure au plafond ses grands yeux mélancoliques. Elle voyait au fond son petit lit, à droite les quatre rayons de sa bibliothèque, sur le devant sa petite table de sapin avec l’écritoire dans l’ombre du toit ; et cela lui semblait triste, mais triste à répandre des larmes.

Heinrich Walter pouvait avoir vingt-cinq ans. Dieu sait les peines qu’il s’était données depuis dix-huit mois pour instruire les enfants du village, pour leur apprendre l’orthographe, l’arithmétique, l’histoire sainte, la civilité puérile et honnête, pour leur défendre de se moucher dans les doigts, de crier dans les rues comme des aveugles, de voler les fruits de leurs voisins, et d’aller mendier le jeudi et le dimanche sur les grandes routes. Eh bien ! le pauvre jeune homme ne pouvait pas se glorifier d’avoir réussi ; au contraire, tout le village s’indignait contre lui ; les femmes se moquaient de son vieil habit noir râpé jusqu’à la corde, de son petit tricorne usé, de son teint pâle, de sa vieille culotte et de ses bas rapiécés. Enfin, elles perdaient toute espèce de retenue à son égard, et pourquoi ? Parce qu’il lui était arrivé de dire un jour en classe à leurs enfants : « Mes chers amis, si cela continue, vous serez tous des ânes, comme vos papas et mamans ; M. Imant, mon prédécesseur, n’a jamais pu leur fourrer dans la tête le B-A BA, et quant à vous, je ne vous apprendrai jamais à distinguer le numéro 1 du numéro 2. »

Et c’était la triste vérité ; autant ces malheureux apprenaient vite à compter sur leurs doigts, autant ils avaient de peine à faire une addition sur l’ardoise.

Mais, à partir de ce jour, Walter eut la réputation d’être le plus sot, le plus pâle et le plus maigre des maîtres d’école d’Alsace. Il avait même été question, au conseil municipal, de lui retirer les deux cents francs de la commune, ce qui n’aurait pas été, je pense, un bon moyen de l’engraisser.

Tel était le pauvre garçon que Catherine regardait tous les soirs avant de se mettre au lit, et, chose singulière, plus elle le regardait, moins elle le trouvait laid ; sa figure blanche, son front haut, entouré de cheveux bruns bouclés, ses lèvres tendres et mélancoliques, tout attendrissait Catherine, tout, jusqu’à ses manches trop courtes, d’où sortaient ses longues mains, un peu sèches, jusqu’à ses joues creuses, jusqu’à la teinte bleuâtre qui cernait ses grands yeux rêveurs.

« Qu’il a l’air doux, se disait-elle, et bon… et beau !… oui, il est beau… Je l’aime autant que Michel Matter avec ses larges épaules, et que Jacob Yaëger avec ses moustaches longues d’une aune. Qu’on dise ce qu’on voudra, ce n’est pas un vilain homme ; il ne lui manque que de rire plus souvent ; et s’il avalait le quart de chopes de Joseph Kroug ou du vieux Rebstock, il serait aussi frais, aussi bien portant que pas un autre du village. »

Ainsi raisonnait Catherine.

C’était peut-être la petite lampe qui lui montrait Walter en beau ; mais une autre chose encore l’avait intéressée au pauvre jeune homme : c’est que Walter ne pouvait la voir, même de loin, sans rougir jusqu’aux oreilles, et que souvent, lorsqu’elle venait à passer au temps des récoltes ou des moissons, coiffée de son grand chapeau de paille, la faucille sous le bras ou le râteau sur l’épaule, pour aller fauciller les blés ou retourner les foins, elle avait remarqué que Walter, au fond de son école et derrière les exemples pendues à des ficelles, pensant n’être pas vu, se dressait sur la pointe des pieds, pour la suivre d’un long et doux regard. Et alors elle s’était sentie toute fière ; son cœur s’était mis à battre plus fort, et même elle n’avait osé tourner la tête