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LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

grosse caisse, au-dessus de la foule, arrondissait son ventre dans les airs, et, tout autour, les trombones, les chapeaux chinois, les cors de chasse, les cymbales resplendissaient au soleil.

Mais, plus haut encore, sur le dernier gradin, se tenaient debout quatre trompettes, vêtus mi-partie de rouge, de jaune, d’azur et de violet, à l’ancienne mode des Trabans, et tels qu’on les voit encore sur les jeux de cartes ; ils tenaient à leurs lèvres les longues trompes recourbées, à fanon de velours brodé d’argent et d’or, la toque sur l’oreille et le poing sur la hanche ; on les eût pris de loin pour les quatre pitons en cariatides de la toiture sombre.

Or, à peine maître Sébaldus eut-il apparu sur le seuil de la taverne, que ces quatre musikanten se mirent à sonner l’antique fanfare du duc Rodolphe, entrant à Bergzabern en l’an 1575. Ces sons éclatants, renvoyés par les échos, firent passer sur toutes les figures une pâleur étrange ; les vieilles générations éteintes de Bergzabern semblaient venir assister à la grande fête du Jambon de Mayence.

Mais ce que le père Johannes admira plus que tout le reste, ce fut la magnifique ordonnance du festin : les trois sangliers dans de larges bassins d’argent, une touffe de fenouil au grouin ; les chevreuils, les coqs de bruyère, les paons ornés de leur queue en éventail, les gélinottes, les faisans, les vases de fleurs, les pyramides de fruits, les immenses soupières au large ventre fleuronné, envoyant au ciel leur fumée odorante, comme un pur encens, les buissons d’écrevisses, les hautes croquantes ; tout cela, confusément d’abord, — avec les mille éclairs de la vaisselle d’argent, que le riche Sébaldus avait tirée pour la première fois de ses armoires, — tout cela frappa, éblouit, transporta le capucin, qui se prit à renifler, à écarquiller les yeux et à se lever sur la pointe des pieds pour voir de plus loin.

Les grands hanaps ciselés et les hautes aiguières à cou de cygne, pleines d’un vin rouge écumeux, n’étaient pas ce qui flattait le moins ses regards, et tout nous porte à croire que le digne capucin dut se féliciter d’avoir quitté son ermitage le matin, et pris congé définitif de ses pommes de terre cuites sous la cendre.

Maître Sébaldus, sa large tête grisonnante découverte, et tenant à la main Fridoline, traversait alors gravement la cour ; puis, venaient à sa suite, et deux à deux, Christian et la mère Grédel, le père Johannes et Trievel Rasimus, Toubac et Bével Henné, enfin tous les vieux et solides amis de la maison. Lorsqu’ils furent arrivés à leurs places, tous les autres convives, debout derrière leurs chaises, s’assirent, et maître Sébaldua resta seul debout à l’extrémité de la table du milieu.

Alors, d’une voix grave, onctueuse, il dit :

« Chers amis et compagnons, et vous tous quels que vous soyez, habitants de cette bonne ville, ou même étrangers au pays, nous célébrons en ce jour du Seigneur notre heureux rétablissement, dont nous rendons grâce au ciel, et non pas au docteur Eselskopf, qui est un âne, c’est moi qui vous le dis, afin que chacun le sache et qu’on se le répète. — Nous célébrons aussi notre réconciliation avec le brave, le digne, le vénérable père Johannes, notre ami selon le cœur, et notre frère en Dieu. — Enfin, nous célébrons les fiançailles de notre chère fille Gretchen Fridolina, avec le jeune peintre Christian Diemer, et nous vous prévenons que, d’aujourd’hui en quinze, vous êtes tous invités à revenir ici célébrer les noces, qui seront dignes de la fille bien-aimée de Frantz Christian Sébaldus Dick. Sur ce, chers amis et compagnons, buvons, mangeons, réjouissons-nous, et jouissons de toutes les bonnes choses que le Seigneur a faites pour ses enfants ! »

Mille cris d’enthousiasme s’élevèrent jusqu’aux nuages.

Et maître Sébaldus, s’étant assis en face du capucin, on plongea les grandes cuillers dans les bonnes soupes aux écrevisses.


FIN DE LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE