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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

lui ressemble. » Mais elle s’écriait : « C’est moi-même ! Le prophète des Trois-Roses m’a guérie !… »

Et l’on accourait de toutes parts vers l’auberge des Trois-Roses, en abandonnant l’église pour aller voir le prophète et l’entendre.

Frantz Mathéus, debout à l’une des fenêtres de la grande salle, regardait ce spectacle et jouissait d’un bonheur indicible.

« Ô grand Démiourgos, s’écriait-il, merci ! merci de m’avoir laissé vivre jusqu’à ce jour. Maintenant Frantz Mathéus peut mourir, il a vu le triomphe de l’anthropo-zoologie ! »

Cependant l’anabaptiste Pelsly se rendait chez M. le maire de Haslach, pour dénoncer l’illustre philosophe.

M. le maire, Georges Brenner, était justement à table, environné de ses amis, quand l’anabaptiste entra ; il célébrait le dimanche de la foire par la joie et les festins.

L’anabaptiste Pelsly raconta avec calme et vérité les choses prodigieuses qui venaient de s’accomplir.

« Ces hommes, dit-il, ayant connu Dieu, ne l’ont point glorifié comme Dieu et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé a été rempli de ténèbres. Ils sont devenus fous en s’attribuant le nom de sages, et ils ont transféré l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu incorruptible, à l’image d’un homme corruptible et à des figures d’animaux, de bêtes à quatre pattes et de reptiles. C’est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs, aux vices de l’impureté, en sorte qu’en s’y plongeant, ils ont déshonoré eux-mêmes leur propre corps, eux qui avaient mis le mensonge a la place de la vérité de Dieu, et rendu à la créature l’adoration et le culte souverain, au lieu de les rendre au Créateur qui est béni de tous les siècles ! »

Ainsi parla Pelsly l’anabaptiste, et M. le maire, frappant sur la table, s’écria :

« Que me racontez-vous là ?… Ces choses sont-elles possibles ?

— Venez, et voyez par vous-même, » dit l’anabaptiste.

Et M. le maire se leva, quittant sa femme, ses enfants et ses amis dans une grande colère ; car depuis son retour de la procession, il ne pouvait jouir d’un instant de repos, et déjà plusieurs personnes lui avaient parlé de miracles… non pas du miracle de Margrédel, mais de celui de la cuisine de la mère Jacob.

Étant arrivés à la rue du Tonnelet-Rouge, c’est à peine s’ils purent avancer, à cause de la foule qui criait :

« Gloire… honneur au prophète ! »

Et l’on voyait de loin l’illustre docteur à la fenêtre, environné de Coucou Peter, du grand Hans Aden et de tous les convives, haranguant la foule avec éloquence.

M. le maire réussit pourtant à se frayer un passage, et Coucou Peter le vit tout à coup monter l’escalier de l’auberge.

Ce fut un coup terrible pour le brave ménétrier, car il comprit aussitôt que la doctrine allait courir un grand danger.

Maître Frantz parlait encore, que le maire entrait déjà dans la grande salle et que l’anabaptiste, désignant du doigt l’illustre philosophe, l’accusait en ces termes :

« Comme c’est par vous, monsieur le maire, que nous jouissons d’une paix profonde, et que plusieurs ordres très-salutaires ont été établis par votre sage prévoyance, nous accusons cet homme d’être le chef d’une secte séditieuse, de mettre la division et le trouble dans cette cité, d’enseigner de fausses doctrines et de faire des miracles. »

Frantz Mathéus, saisi de cette accusation prononcée à voix haute et solennelle, se retourna, et voyant M. le maire revêtu de son écharpe, il fut épouvanté.

« Qui vous a permis de faire des miracles et de prêcher en public ? » s’écria M. le maire.

L’illustre philosophe ne sut d’abord que répondre ; mais au bout de quelques instants il reprit courage et dit avec une indignation profonde :

« Depuis quand faut-il des permissions pour enseigner la vérité ? Ô profanation horrible, digne des plus rigoureux châtiments et de l’exécration des siècles ! Pythagore, Socrate, Platon et tant d’autres avaient-ils besoin de permissions pour enseigner leurs doctrines ? N’étaient-ils pas suivis de leurs disciples, environnés du respect, de l’admiration et de l’enthousiasme des peuples ? »

M. le maire, stupéfait de cette tirade, regarda quelques secondes le bonhomme, puis il lui dit :

« Vous êtes heureux que nous n’ayons pas de prison communale, car je vous y ferais conduire tout de suite, pour vous apprendre à parler avec respect à un magistrat revêtu de son écharpe. Je vous accorde vingt minutes pour évacuer cette ville, et si vous y restez une seconde de plus, je vous ferai conduire à Saverne entre deux gendarmes. »

Tous les convives étaient frappés de stupeur. Coucou Peter, se retournant vers l’anabaptiste, qui triomphait à son tour, lui dit d’un accent de mépris plein d’éloquence :

« Il est dit : « On vous livrera aux magistrats pour être tourmentés, et vous serez bannis à cause de la justice ! »