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D’UN JOUEUR DE CLARINETTE.

« Kasper, es-tu sourd ? Tiens, tais-toi, pour l’amour de Dieu ! tu vas mettre toute la baraque en fuite. »

Que me faisaient ces cris ? ma désolation était si grande que je n’écoutais personne.

Cependant l’oncle se mit à valser avec la mère Wagner, en lui posant les mains sur les épaules, à la Vieille mode ; puis tous les invités, et je ne vis plus rien ; tout tournait autour de moi, la baraque et les gens. J’entendais le cor ronfler, la trompette chanter, la seconde clarinette nasiller, les souliers traîner sur le plancher ; je voyais les rubans voltiger, la poussière monter, les bras des danseurs se lever avec la main des danseuses, les têtes riantes tourbillonner au-dessous, comme ces images de Montbéliard, où l’on voit les gens de la noce qui descendent à l’enfer en riant, en sautant, en s’embrassant, en se gobergeant.

Comme je rêvais à ces choses, la valse finit, les danseurs conduisirent les danseuses à leurs places, et j’entendis l’oncle Stavolo s’écrier :

« Yéri, voici le moment, allons, es-tu prêt ?

— Oui, monsieur Stavolo, » répondit le canonnier.

Il se fit un grand silence.

Je compris qu’ils allaient lutter ensemble, feus un instant l’espérance que Yéri-Hans enfoncerait deux ou trois côtes à l’oncle et qu’ils deviendraient ennemis à mort. Je me représentai Margrédel revenant à moi, et je me dis : « Ah ! ah ! tu reviens maintenant ; mais je te connais, je ne veux plus de toi ! »

Ce fut comme un éclair, et les choses présentes reprenant le dessus, je regardai l’oncle Conrad et Yéri-Hans sortir de la hutte. La foule les suivait en masse. En passant, Margrédel et Yéri-Hans se regardèrent ; Margrédel était toute pâle, elle resta dans la Madame-Hütte, près de la porte, ne voulant point assister à la bataille ; Yéri souriait, je le vis incliner la tête et je me demandai : « Qu’est-ce qu’il a voulu dire par ce signe ? »

Mais presque aussitôt j’entendis crier dehors :

« Faites place ! faites place ! »

C’était la voix de l’oncle Conrad.

Waldhorn et deux ou trois de mes camarades, ne pouvant quitter l’estrade, venaient d’ôter une planche de la baraque, pour voir sur la place. Je m’approchai de cette ouverture, et je vis au-dessous la foule qui formait déjà le cercle : des hommes, des femmes et quelques enfants sur les épaules de leurs pères. Au milieu du cercle, l’oncle Stavolo et Yéri-Hans, ayant ôté tous deux leurs vestes et donné leurs chapeaux à tenir, s’observaient gravement l’un l’autre.

« Yéri, nous allons nous prendre cette fois corps à corps, dit l’oncle.

— Comme vous voudrez, monsieur Stavolo, je vous attends, répondit le canonnier.

— Eh bien donc, en avant et sans rancune ! cria l’oncle d’une voix de tonnerre.

—Sans rancune, » répondit Yéri-Hans.

Ils s’empoignèrent avec une force terrible, les jambes croisées, les bras imprimés dans leurs reins comme des cordes, cherchant à se bousculer et soupirant, l’écume aux lèvres.

Je vis d’abord que l’oncle Conrad voulait montrer son tour à Yéri-Hans ; mais celui-ci le connaissait, il se mit à sourire et retira son bras. L’oncle alors essaya de poser sa jambe en équerre, pour renverser l’autre par-dessus ; mais Yéri-Hans imita le même mouvement de l’autre côté, de sorte qu’il s’agissait de savoir lequel aurait la force de pencher son adversaire, chose aussi difficile pour l’un que pour l’autre.

L’oncle était tout pâle, comme la première fois : Yéri tout rouge. La foule autour regardait en silence, quand un enfant sur le dos de son père s’écria :

« Le canonnier est le plus fort ! »

Alors l’oncle, tournant la tête, regarda l’enfant d’un air furieux, et presque au même instant Margrédel, restée derrière, se fit place dans le cerclé, et je vis qu’elle regardait Yéri-Hans fixement, comme pour lui rappeler quelque chose. Le grand canonnier avait les yeux rouges, les moustaches hérissées ; il tenait l’oncle Stavolo en l’air ; celui-ci, les jambes écartées, se donnait un tour de reins terrible, cherchant à retrouver terre sans pouvoir y parvenir ; il allait être renversé ; mais à peine Margrédel eut-elle paru, que les yeux de Yéri s’adoucirent, et, soupirant, il laissa le père Stavolo reprendre pied. Puis, au bout d’une minute, ayant l’air de perdre haleine, il se laissa enlever lui-même et lancer à terre, au milieu des cris d’étonnement universels. En essayant de se lever, il s’affaissa sur le dos et les deux épaules touchèrent, de sorte que l’oncle Conrad était vainqueur.

« L’oncle alors, stupéfait de sa victoire, car il s’était jugé perdu, l’oncle accourut, prit les mains du grand canonnier et lui demanda :

« Yéri, as-tu du mal ?

—Non, monsieur Stavolo, non, grâce à Dieu, répondit Yéri-Hans en regardant Margrédel de ses yeux flamboyants, non, je ne me suis jamais mieux porté. Mais à vous la palme, maître Conrad, vous m’avez vaincu ! »

Il s’essuyait le pantalon en disant ces choses.

L’oncle, transporté d’enthousiasme, s’écria.

« Yéri, tu es l’homme le plus fort au collet