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D’UN JOUEUR DE CLARINETTE.

C’était la mère Robichon et son garçon Nicolas, les colporteurs de la verrerie de Wildenstein. La vieille avait son grand panier rempli de verres, des maënnelglaësser, qui se vendent par centaines en Alsace, et Nicolas, sa grande hotte, qui lui remontait en forme de casque jusque par-dessus la tête, pleine de bouteilles. Ces gens n’étaient pas fâchés de s’asseoir, car il faisait chaud dehors, et la route de Wildenstein à Eckerswir est longue.

« Mon Dieu, oui, c’est nous, maître Conrad, fit la vieille ; nous venons voir s’il ne vous faut pas de gobelets.

— Bon, bon, asseyez-vous, mère Robichon ; nous causerons de cela tout à l’heure. »

Il aida la vieille à descendre son panier, pendant que je soutenais la hotte de Nicolas au bord de la table, pour qu’il pût retirer ses bretelles. On appuya la hotte au mur, et l’oncle Conrad, qui aimait les gens laborieux, s’écria :

« Margrédel, va chercher deux verres ; la mère Robichon et Nicolas prendront un verre de vin avec nous. Asseyez-vous ; avancez des chaises par ici, près de la table.

— Vous êtes bien bon, dit la mère en s’asseyant ; ce n’est pas de refus un verre de vin, par la chaleur qu’il fait dehors. »

Nicolas, avec son bonnet de coton bleu rayé de rouge, sa blouse, ses pantalons de toile grise et ses souliers à gros clous, tout blancs de poussière, se tenait debout au milieu de la salle, sans oser s’asseoir.

« Allons donc, assieds-toi, Nicolas, » lui dit l’oncle en lui montrant une chaise.

Alors il s’assit.

Margrédel apporta des verres et l’oncle versa jusqu’aux bords.

« À votre santé, mère Robichon.

— À la vôtre, et que Dieu vous le rende ! »

On but, et l’oncle, plus joyeux, se mit à causer de ceci, de cela : des peines du métier de colporteur, des mauvaises payes, du chemin qu’il fallait faire pour gagner sa vie, etc. Il s’informa du prix des verres ; de ce que contenaient les auberges, de ce que rapportait chaque tournée, enfin de tout ce qui se passait en Alsace depuis Belfort jusqu’à Strasbourg, car c’était son habitude d’interroger ainsi les étrangers : il aimait à tout connaître.

La mère Robichon soupirait ; elle disait que les temps devenaient plus durs. Nicolas, les deux mains sur ses genoux et le dos tout rond, ne disait rien ; seulement il regardait la bouteille. et l’oncle Conrad remplit encore une fois les verres, ce qui lui fit plaisir, car il rit de ses grosses lèvres et s’essuya le nez du revers de sa manche, comme pour s’apprêter à boire ; mais la vieille n’était pas pressée, et il attendait qu’elle avançât la main.

Margrédel et moi nous écoutions, plaignant ces pauvres gens, qui font un bien rude métier, été comme hiver, tant qu’ils peuvent aller, et qui finissent par rester misérables malgré leurs peines. Je bénissais le ciel de m’avoir donné le goût de la clarinette plutôt que la hotte de Nicolas.

Finalement, après avoir fait un grand détour, l’oncle Conrad s’écria :

« À propos, mère Robichon, vous avez été bien sûr à la fête de Kirschberg ?

— Oui, monsieur Stavolo, oui, nous y avons été. À la fête de Kirschberg, voyez-vous, le kirsch-wasser et l’eau-de-vie de myrtilles font casser plus de verres et de bouteilles qu’à toutes les autres fêtes de l’Alsace. Nous arrivons toujours avec nos paniers pleins, et nous retournons à Wildenstein les paniers vides. Quelquefois Nicolas emporte sur sa hotte une petite tonne de kirsch-wasser, pour les messieurs de Wildenstein, mais pas tous les ans.

— Ah ! vous avez été à Kirschberg, fit l’oncle. Et dites donc, est-ce que vous avez entendu parler du fils Yéri-Hans, le canonnier ?

— Si nous en avons entendu parler, Seigneur Dieu ! dit la mère enjoignant ses mains sèches ; je crois bien que oui, monsieur Stavolo, et beaucoup.

— Ah ! bon ! Est-ce que tout ce qu’on dit sur son compte est vrai ?

— Si c’est vrai, Dieu du ciel ! je crois bien, on ne peut pas en dire assez. Ça, monsieur Stavolo, c’est un homme des vieux temps, un homme beau, un homme…

— Voyons, mère Robichon, voyons, interrompit l’oncle, vous avez couché dans la grange du père Yéri-Hans, n’est-ce pas, comme toujours, et… »

La vieille devina tout de suite ce que l’oncle voulait dire et répondit :

« Pour ça, oui, monsieur Stavolo, nous avons logé dans la grange de M. Yéri-Hans ; mais ce n’est pas ce qui nous fait parler, non, c’est la vérité : le canonnier est tout ce qu’il y a de plus beau, de plus dansant, de plus riant et de plus honnête.

— Je ne dis pas le contraire, s’écria l’oncle, mais…

— Et d’abord, fit la vieille, vous saurez qu’en arrivant il m’a reconnue tout de suite et qu’il a crié : « Hé ! voici la mère Robichon ! bonjour, la mère Robichon ! ça va-t-il toujours bien ? » Et il m’a fait asseoir, il m’a versé un verre de vin. Après cela, vous le croirez si vous le voulez, il m’a même acheté sur la foire un pain d’épice d’une demi-livre en disant :