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passe aux Trois-Roses ; je suis sûr que plusieurs sont déjà revenus de Kirschberg : le vieux Brêmer, Mériâne, Zapbéri ; c’est leur habitude de coucher chez eux depuis trente ans ; ils ne restent jamais jusqu’au lendemain. Margrédel, s’il se passe quelque chose à l’écurie, envoie Orchel me chercher tout de suite. »

Nous sortîmes ensemble.

En descendant l’escalier, l’oncle ajouta :

« Je suis pourtant curieux de savoir si l’on s’amuse à la fête ; nous allons tout apprendre. »

Et nous traversâmes la rue silencieuse : quelques instants après, nous entrions dans la grande salle des Trois-Roses.

L’oncle Conrad ne s’était pas trompé ; déjà bon nombre de vieux étaient de retour et fumaient là, les deux coudes sur la table, en se racontant ce qu’ils avaient vu de remarquable en ce jour, et se rappelant l’un à l’autre qu’en telle année, en telle autre année, il y avait de cela dix, vingt ou trente ans, la fête de Kirschberg avait été plus belle, soit au passage du roi Charles X, soit à l’arrivée de Marie-Louise en France, soit du temps de Saint-Just, lorsqu’on avait planté le grand peuplier au milieu du village. Ils se plaignaient que tout dépérissait de jour en jour, que la jeunesse n’avait plus la même ardeur qu’autrefois, que les impositions augmentaient, que le kirsch-wasser, le vin, la bière, la farine, la viande enfin, tout coûtait plus cher ; qu’on ne savait pas quand cela finirait, et que c’était l’abomination de la désolation prédite par les saintes Écritures.

Le vieux greffier de la mairie surtout, le père Brêmer, avec si perruque roussâtre bien peignée, en forme de bonnet à poil, et sa grosse pipe d’Ulm toute noire, dont il tirait une bouffée de demi heure en demi-heure, le vieux Brêmer semblait mélancolique selon son habitude, et, les deux oreilles entre ses mains, il regardait dans son verre en parlant des temps écoulés.

L’oncle Conrad et moi, nous nous assîmes parmi les autres ; Zaphéri Mutz, le cabaretier, nous apporta deux verres et une bouteille, en nous demandant si Rœsel avait mis bas ; l’oncle répondit que non ; puis nous écoutâmes ce qu’on racontait.

Jusqu’à dix heures, on ne fit que parler des anciennes fêtes, et surtout de la dernière. Malgré l’avis du greffier, plusieurs soutinrent qu’il n’y avait jamais eu plus de monde à Kirschberg, plus de danseurs et de danseuses ; que la Madame Hütte en était pleine comme une ruche ; que le vieux Yéri-Hans, ayant affermé les jeux deux cents écus, avait reconstruit la baraque en planches neuves, qu’il avait renouvelé les drapeaux et mis des bancs à l’intérieur tout autour, ce que chacun devait approuver, puisqu’il est bon que la grand’mère et le grand-père puissent s’asseoir, et regarder leurs petites-filles ou leurs petits-fils qui dansent. Ils dirent aussi que le kirsch-wasser avait un goût très-fin, que la vigne se présentait bien, que les jeux de rampé, de quilles, du coq et du mouton avaient déjà couvert les frais de Yéri-Hans.

Enfin on causait de ceci, de cela : des jeunes gens, de la nouvelle mode des bonnets de tulle, que Soffayel Kartiser avait apportée de Strasbourg, avec les manches à gigot et les cheveux arrangés en croix, sur des peignes hauts d’un demi-pied. Le vieux greffier trouvait les vieilles modes du Kirschberg bien autrement belles : les toques de velours à grands rubans, les manches plates, les corsets de satin brodés d’or, les jupes de soie à grands ramages, les longues tresses tombant derrière les oreilles, jusqu’au talon ; bref, toutes les anciennes modes, depuis le tricorne, le gilet écarlate » les souliers ronds à boucles d’argent, jusqu’à la veste grise du meunier et au tablier blanc du marchand de fromage, tout lui paraissait plus beau que la blouse et le bonnet de coton.

Mais ces choses n’intéressaient pas l’oncle Conrad, qui bâillait dans sa main, et semblait pouvoir à peine ouvrir les yeux.

« Écoutez, monsieur Brêmer, s’écria tout à coup le vieux Mériâne, vous avez raison en bien des choses. Oui, les anciennes robes et les anciennes toques étaient plus belles que les cheveux en croix et les sarraux gris ; je dirai même plus, la choucroûte et le petit-salé étaient meilleurs autrefois, parce qu’on fumait mieux la viande, et qu’au lieu d’avoir une vis en bois, pour serrer la choucroûte, on mettait une grosse pierre dessus, de sorte que la pierre descendait toujours, au lieu que maintenant, quand on oublie de tourner la vis, la choucroûte se gâte à la cave. Je suis de votre avis pour tout cela ; mais il y a pourtant des articles sur lesquels les jeunes gens nous valent. »

Le greffier hocha la tête.

« Vous avez beau hocher la tête, dit Mériâne, c’est certain. Ainsi, par exemple, pour la lutte, pour la force et l’adresse, là, franchement, avez-vous jamais vu un homme mieux bâti, plus solide que le fils de Yéri-Hans, un gaillard qui revient d’Afrique, et qui assommerait un bœuf d’un coup de poing ? Avez-vous jamais vu de notre temps un hercule pareil, je vous le demande ?