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L’AMI FRITZ.

de son emportement ; Hâan le regardait de ses gros yeux par-dessus l’épaule de Schoultz, qui lui-même se tordait le cou pour voir si c’était bien Kobus qui parlait, car il ne pouvait en croire ses oreilles.

Mais Fritz ne faisait nulle attention à ces choses.

« Voyons, David, reprit-il en s’animant de plus en plus, quand le grand Homérus, le poète des poètes, nous montre les héros de la Grèce qui s’en vont par centaines sur leurs petits bateaux pour réclamer une belle femme qui s’est sauvée de chez eux, traversent les mers et s’exterminent pendant dix ans avec ceux d’Asie pour la ravoir, crois-tu qu’il ait inventé cela ? Crois-tu que ce n’était pas la vérité qu’il disait ? Et s’il est le plus grand des poètes, n’est-ce pas parce qu’il a célébré la plus grande chose et la plus sublime qui soit sous le ciel : l’amour ! Et si l’on appelle le chant de votre roi Salomon, le Cantique des cantiques, n’est-ce pas aussi parce qu’il chante l’amour, plus noble, plus grand, plus profond que tout le reste dans le cœur de l’homme ? Quand il dit dans ce Cantique des cantiques : « Ma bien aimée, tu es belle comme la voûte des étoiles, agréable comme Jérusalem, redoutable comme les armées qui marchent, leurs enseignes déployées ; » est-ce qu’il ne veut pas dire que rien n’est plus beau, plus invincible et plus doux que l’amour ? Et tous vos prophètes n’ont-ils pas dit la même chose ? Et depuis le Christ, l’amour n’a-t-il pas converti les peuples barbares ? n’est-ce pas avec un simple ruban rose, qu’il faisait d’une espèce de sauvage un chevalier ?

« Si de nos jours tout est moins grand, moins beau, moins noble qu’autrefois, n’est-ce pas parce que les hommes ne connaissent plus l’amour véritable, et qu’ils se marient pour de l’argent ? Eh bien ! moi, David, entends-tu, je dis et soutiens que l’amour vrai, l’amour pur est la seule chose qui change le cœur de l’homme, la seule qui l’élève et qui mérite qu’on donne sa vie pour elle. Je trouve que ces hommes ont bien fait de se battre, puisque chacun ne pouvait renoncer à son amour, sans s’en reconnaître lui-même indigne.

— Hé ! s’écria Hâan à l’autre table, comment peux-tu parler de cela, toi ? Tu n’as jamais été amoureux ; tu raisonnes de ces choses comme un aveugle des couleurs. »

Fritz, à cette apostrophe, resta tout interdit ; il regarda Hâan d’un œil terne, ayant l’air de vouloir lui répondre, et bredouilla quelques mots confus en avalant sa chope.

Plusieurs alors se mirent à rire. Aussitôt Kobus, relevant sa grosse tête, dont les cheveux s’ébouriffaient comme s’ils eussent été vivants, s’écria d’un air étrange :

« C’est vrai, je n’ai jamais été amoureux ! Mais si j’avais eu le bonheur de l’être, je me serais fait massacrer, plutôt que de renoncer à mon amoureuse, ou j’aurais exterminé l’autre.

— Oh ! oh ! fit Hâan d’un ton un peu moqueur, en battant les cartes, oh ! Kobus, tu n’aurais pas été si féroce.

— Pas si féroce ! dit-il les deux mains écarquillées. Nous sommes deux vieux amis, n’est-ce pas, Hâan ? Eh bien ! si j’étais amoureux, et si tu me paraissais seulement convoiter par la pensée celle que j’aurais choisie… je t’étranglerais ! »

En disant cela, ses yeux étaient rouges, il n’avait pas l’air de plaisanter ; les autres non plus ne riaient pas.

« Et, ajouta-t-il en levant le doigt, je voudrais que toute la ville et le pays à la ronde eussent un grand respect pour mon amoureuse, quand même elle ne serait pas de mon rang, de ma condition et de ma fortune : le moindre blâme sur elle deviendrait la cause d’une terrible bataille.

— Alors, dit Hâan. Dieu fasse que tu ne tombes jamais amoureux, car tous les hussards de Frédéric-Wilhelm ne sont pas morts, plus d’un courrait la chance de mourir si ton amoureuse était jolie. »

Les sourcils de Fritz tressaillirent.

« C’est possible, fit-il en se rasseyant, car il s’était dressé. Moi je serais fier, je serais glorieux de me battre pour une si belle cause ! N’ai-je pas raison, Christel ?

— Tout à fait, monsieur Kobus, dit l’anabaptiste un peu gris ; notre religion est une religion de paix, mais dans le temps, lorsque j’étais amoureux d’Orchel, oui, Dieu me le pardonne ! j’aurais été capable de me battre à coups de faux pour l’avoir. Grâce au ciel, il n’a pas fallu répandre de sang ; j’aime bien mieux n’avoir rien à me reprocher. »

Fritz, voyant que tout le monde l’observait, comprit l’imprudence qu’il venait de commettre. Le vieux rebbe David surtout ne le quittait pas de l’œil, et semblait vouloir lire au fond de son âme. Quelques instants après, le père Christel s’étant écrié pour la vingtième fois :

« Mais, monsieur Kobus, il se fait tard, on m’attend ; Orchel et Sûzel doivent être inquiètes. »

Il lui répondit enfin :

« Oui, maintenant il est temps ; je vais vous reconduire à la voiture. »

C’était un prétexte qu’il prenait pour se retirer.