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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

du feu, et que la bouteille circula de main en main : ils se sentaient comme chez eux.

« Après vous, dame Thérèse, disait Coucou Peter. Fameux, ce petit vin d’Alsace ! de quel coteau, maître Hans Aden ?

— D’Ekersthâl.

— Fameux coteau ! Passez-moi une tranche de jambon.

— Voici, monsieur Coucou Peter.

— À votre santé, maître Frantz !

— À la vôtre, mes enfants ! Quelle belle nuit ! comme l’air est doux ! Le grand Démiourgos avait prévu que ses enfants ne trouveraient pas un lieu pour abriter leur tête. Ô grand Être, s’écriait le bonhomme, Être des êtres, reçois mes remercîments, ils partent d’un cœur sincère ! Ce n’est pas pour nous seuls qu’il faut le remercier, mes chers amis ; c’est pour cette foule innombrable de créatures venues de si loin, dans le but honorable de lui présenter leurs hommages !

— Maître Hans Aden, vous n’êtes pas assis, prenez cette botte de paille.

— Oh ! c’est bon, Coucou Peter, je suis bien comme ça ! »

Le bât de Schimel était appuyé contre la muraille, et Coucou Peter, à chaque instant, levait la couverture pour voir si le petit dormait bien.

Schimel et Bruno mâchaient tranquillement leur pitance, et quand la lumière vacillante projetait ses rayons sur les piliers, les lucarnes hérissées de paille, les gerbes pendantes, les charrettes, les hottes à bière et mille objets confus dans l’ombre ; quand elle éclairait la tête calme et méditative de l’illustre docteur, la douce figure de Thérèse, ou la joviale physionomie de Coucou Peter, on aurait dit un vieux tableau de la Bible.

Vers onze heures Mathéus demanda la permission de dormir ; déjà le grand Hans Aden, étendu tout de son long contre le mur, dormait profondément. Dame Thérèse n’avait pas encore sommeil, ni Coucou Peter ; ils continuèrent la conversation à voix basse.

Avant de s’assoupir, maître Frantz entendit la voix du crieur répéter dans le silence : « Onze heures ! onze heures sonnées ! » puis des pas qui s’éloignaient dans la rue, un chien qui aboyait en secouant sa chaîne ; il entr’ouvrit les yeux, et vit l’ombre des oreilles de Schimel qui s’agitait contre le mur, comme les ailes d’un papillon de nuit.

Les servantes de l’auberge des Trois-Roses mettaient la barre et riaient dans le vestibule : ce furent ses dernières impressions.


XI


Le jour répandait ses teintes d’or sous les piliers du hangar, lorsque Frantz Mathéus fut éveillé par des éclats de rire retentissants.

« Ah ! ah ! ah ! voyez-vous, dame Thérèse, s’écriait Coucou Peter, voyez-vous le petit gueux !… A-t-il de la malice, en a-t-il ! je vous dis qu’il se fera pendre… ah ! ah ! ah ! c’est sûr, il se fera pendre. »

Maître Frantz ayant tourné les yeux vers l’endroit d’où partaient ces exclamations joyeuses, vit son disciple près d’un grillage attenant à l’auberge des Trois-Roses. Ce grillage, tapissé d’arbres, était couvert de pêches magnifiques. Coucou Peter tenait une de ces pêches et la présentait au petit, couché dans son bât sur le dos de Schimel ; l’enfant étendait ses petites mains pour la saisir, et le brave ménétrier l’avançait et la retirait en riant jusqu’aux larmes.

Dame Thérèse, de l’autre côté, regardait l’enfant avec un doux sourire ; elle paraissait bien heureuse, et pourtant une vague mélancolie se peignait dans son regard ; le grand Hans Aden, le coude contre la grille, observait gravement cela en fumant sa pipe.

On ne pouvait rien voir de plus charmant que cette petite scène matinale ; il y avait tant de franche gaieté, de bonne humeur et de tendresse empreintes dans les traits de Coucou Peter, que maître Frantz se prit à dire en lui-même : « Quelle honnête figure ! Le voilà qui s’amuse comme un enfant ! Comme il est heureux ! comme son cœur rit ! Ah ! c’est bien le meilleur garçon que je connaisse ! Quel dommage que ses instincts sensuels et son amour désordonné de la chair l’entraînent souvent au-delà de toutes les limites convenables ! »

Tout en pensant ces choses, le bonhomme se levait et secouait la paille de ses habits ; puis il s’avança, et tirant son large feutre, il salua les braves gens et leur souhaita le bonjour.

Dame Thérèse lui répondit par une simple inclination de tête, tant elle était rêveuse ; mais Coucou Peter s’écria :

« Maître Frantz, regardez ce joli enfant… Ah ! Dieu, qu’il nous amuse… dites donc de quelle race il est, pour voir ?

— Cet enfant est de la famille des bouvreuils, répondit Mathéus sans hésiter.

— De la famille des bouvreuils ! fit Coucou Peter tout ébahi ; ma foi, ce n’est pas pour vous flatter, maître Frantz, mais… mais je crois