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L’AMI FRITZ.

en pyramide, le chapeau garni de rubans de mille couleurs, puis les jeunes mariés tout attendris, les vieux papas riant dans leur barbe grise, les grosses mères épanouies de satisfaction.

C’était merveilleux de voir ces choses, et cela vous donnait à penser plus qu’on ne peut dire.

Ailleurs, de jeunes garçons et de jeunes filles de quinze à seize ans cueillaient des violettes le long des haies, au bord de la route ; on voyait à leurs yeux luisants qu’ils s’aimeraient plus tard. Ailleurs, c’était un conscrit que sa fiancée accompagnait sur la route, un petit paquet sous le bras ; de loin, on les entendait qui se juraient l’un à l’autre de s’attendre. — Toujours, toujours cette vieille histoire de l’amour, sous mille et mille formes différentes ; on aurait dit que le diable lui-même s’en mêlait.

C’était justement cette saison du printemps où les cœurs s’éveillent, où tout renaît, où la vie s’embellit, où tout nous invite au bonheur, où le ciel fait des promesses innombrables à ceux qui s’aiment ! Partout Kobus rencontrait quelque spectacle de ce genre, pour lui rappeler Sûzel, et chaque fois il rougissait, il rêvait, il se grattait l’oreille et soupirait. Il se disait en lui-même : « Que les gens sont bêtes de se marier ! Plus on voyage et plus on reconnaît que les trois quarts des hommes ont perdu la tête, et que, dans chaque ville, cinq ou six vieux garçons ont seuls conservé le sens commun. Oui, c’est positif… la sagesse n’est pas à la portée de tout le monde, on doit se féliciter beaucoup d’être du petit nombre des élus. »

Arrivaient-ils dans un village, tandis que Hâan s’occupait de sa perception, qu’il recevait l’argent du roi et délivrait des quittances, l’ami Fritz s’ennuyait ; ses rêveries touchant la petite Sûzel augmentaient, et finalement, pour se distraire, il sortait de l’auberge et descendait la grande rue, regardant à droite et à gauche les vieilles maisons avec leurs poutrelles sculptées, leurs escaliers extérieurs, leurs galeries de bois vermoulu, leurs pignons couverts de lierre, leurs petits jardins enclos de palissades, leurs basses-cours, et, derrière tout cela, les grands noyers, les hauts marronniers dont le feuillage éclatant moutonnait au-dessus des toits. L’air plein de lumière éblouissante, les petites ruelles où se promenaient des régiments de poules et de canards barbotant et caquetant ; les petites fenêtres à vitres hexagones, ternies de poussière grise ou nacrées par la lune ; les hirondelles, commençant leur nid de terre à l’angle des fenêtres, et filant comme des flèches à travers les rues ; les enfants, tout blonds, tressant la corde de leur fouet ; les vieilles, au fond des petites cuisines sombres, aux marches concassées, regardant d’un air de bienveillance ; les filles, curieuses, se penchant aussi pour voir : tout passait devant ses yeux sans pouvoir le distraire.

Il allait, regardant et regardé, songeant toujours à Sûzel, à sa collerette, à son petit bonnet, à ses beaux cheveux, à ses bras dodus ; puis au jour où le vieux David l’avait fait asseoir à table entre eux deux ; au son de sa voix, quand elle baissait les yeux, et ensuite à ses beignets, ou bien encore aux petites taches de crème qu’elle avait certain jour à la ferme ; enfin à tout : — il revoyait tout cela sans le vouloir !

C’est ainsi que, le nez en l’air, les mains dans ses poches, il arrivait au bout du village, dans quelque sillon de blé, dans un sentier qui filait entre des champs de seigle ou de pommes de terre. Alors la caille chantait l’amour, la perdrix appelait son mâle, l’alouette célébrait dans les nuages le bonheur d’être mère ; derrière, dans les ruelles lointaines, le coq lançait son cri de triomphe ; les tièdes bouffées de la brise portaient, semaient partout les graines innombrables qui doivent féconder la terre : l’amour, toujours l’amour ! Et, par-dessus tout cela, le soleil splendide, le père de tous les vivants, avec sa large barbe fauve et ses longs bras d’or, embrassant et bénissant tout ce qui respire ! Ah ! quelle persécution abominable ! Faut-il être malheureux pour rencontrer partout, partout la même idée, la même pensée et les mêmes ennuis ! Allez donc vous débarrasser d’une espèce de teigne qui vous suit partout, et qui vous cuit d’autant plus qu’on se remue. Dieu du ciel, à quoi pourtant les hommes sont exposés !

« C’est bien étonnant, se disait le pauvre Kobus, que je ne sois pas libre de penser à ce qui me plaît, et d’oublier ce qui ne me convient pas. Comment ! toutes les idées d’ordre, de bon sens et de prévoyance, sont abolies dans ma cervelle, lorsque je vois des oiseaux qui se becquettent, des papillons qui se poursuivent, de véritables enfantillages, des choses qui n’ont pas le sens commun ! Et je songe à Sûzel, je radote en moi-même, je me trouve malheureux, quand rien ne me manque, quand je mange bien et que je bois bien ! Allons, allons, Fritz, c’est trop fort ; secoue cela, fais-toi donc une raison ! »

C’est comme s’il avait voulu raisonner contre la goutte et le mal de dent.

Le pire de tout, quand il marchait ainsi dans les petits sentiers, c’est qu’il lui semblait entendre le vieux David nasiller à son oreille :