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L’AMI FRITZ.

de misérables ; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but, il n’aurait eu qu’à le vouloir. Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes ; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires ; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits. Chaque être reçoit les moyens d’atteindre son but. Et puisque l’homme n’a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n’y a pas un seul homme heureux ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.

— Et qu’est-ce qu’il veut donc, David ?

— Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus ; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il faut commencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs, c’est de se créer une famille, d’avoir une femme et des enfants, d’élever d’honnêtes gens et de transmettre à d’autres le dépôt de la vie qui nous a été confié.

— Il a de drôles d’idées tout de même, ce vieux rebbe, dit alors Frédéric Schoultz en remplissant sa tasse de kirschenwasser, on croirait qu’il pense ce qu’il dit.

— Mes idées ne sont pas drôles, répondit David gravement, elles sont justes. Si ton père le boulanger avait raisonné comme toi, s’il avait voulu se débarrasser de tous les tracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père Zacharias Kobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nez rouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leur travail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfaction de vous dire au moins ce qu’il pense. Ces anciens-là plaisantaient aussi quelquefois ; seulement, pour les choses sérieuses ils raisonnaient sérieusement, et je vous dis qu’ils se connaissaient mieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, le vieux Zacharias, si grave à son tribunal, te rappelles-tu quand il revenait à la maison, entre onze heures et midi, son grand carton sous le bras, et qu’il te voyait de loin jouer sur la porte, comme sa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, on aurait dit qu’un rayon de soleil descendait sur lui ! Et quand, dans cette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur ses genoux et que tu disais mille sottises, comme à l’ordinaire, était-il heureux, le pauvre homme ! Va donc chercher dans ta cave ta meilleure bouteille de vin et pose là devant toi, nous verrons si tu ris comme lui, si ton cœur saute de plaisir, si tes yeux brillent et si tu te mets à chanter l’air des Trois houzards, comme il le chantait pour te réjouir !

— David, s’écria Fritz tout attendri, parlons d’autre chose !

— Non ! tous vos plaisirs de garçon, tout votre vieux vin que vous buvez entre vous, toutes vos plaisanteries, tout cela n’est rien… c’est de la misère auprès du bonheur de la famille ; c’est là que vous êtes vraiment heureux, parce que vous êtes aimé ; c’est là que vous louez le Seigneur de ses bénédictions. Mais vous ne comprenez pas ces choses ; je vous dis ce que je pense de plus vrai, de plus juste, et vous ne m’écoutez pas. »

En parlant ainsi, le vieux rebbe semblait, tout ému ; le gros percepteur Hâan le regardait, les yeux écarquillés, et Iôsef, de temps en temps, murmurait des paroles confuses.

« Que penses-tu de cela, Iôsef ? dit à la fin Kobus au bohémien.

— Je pense comme le rebbe David, dit-il, mais je ne peux pas me marier, puisque j’aime le grand air, et que mes petits pourraient mourir sur la route. »

Fritz était devenu rêveur.

« Oui, il ne parle pas mal, pour un vieux posché-isroel, fit-il en riant ; mais je m’en tiens à mon idée, je suis garçon et je resterai garçon.

— Toi ! s’écria David. Eh bien ! écoute ceci, Kobus ; je n’ai jamais fait le prophète, mais aujourd’hui je te prédis que tu te marieras.

— Que je me marierai ? ha ! ha ! ha ! David, tu ne me connais pas encore.

— Tu te marieras ! s’écria le vieux rebbe en nasillant d’un air ironique, tu te marieras !

— Je parierais que non.

— Ne parie pas, Kobus, tu perdrais.

— Eh bien, si… je te parie… voyons… je te parie mon coin de vigne du Sonneberg ; tu sais, ce petit clos qui produit de si bon vin blanc, mon meilleur vin, et que tu connais, rebbe, je te le parie…

— Contre quoi ?

— Contre rien du tout.

— Et moi j’accepte, fit David, ceux-ci sont témoins que j’accepte ! je boirai de bon vin qui ne me coûtera rien, et, après moi, mes deux garçons en boiront aussi, hé ! hé ! hé !

— Sois tranquille, David, fit Kobus en se levant, ce vin-là ne vous montera jamais à la tête.

— C’est bon, c’est bon, j’accepte, voici ma main, Fritz.

— Et voici la mienne, rebbe. »

Kobus alors, se tournant, demanda :

« Est-ce que nous n’irons pas nous rafraichir au Grand-Cerf ?