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L'AMI FRITZ.

ensemble, en s’arrêtant de temps en temps pour éclater de rire : c’est alors que la chose devient tout à fait réjouissante et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre.

Eh bien ! tel était précisément l’état des choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l’après-midi : le vieux vin avait produit son effet.

Le grand Frédéric Schoultz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu, se démenait d’une façon étrange, pour raconter comment il était réchappé de la campagne de France, dans certain village d’Alsace, où il avait fait le mort pendant que deux paysans lui retiraient ses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, et criait, en ouvrant les mains comme s’il avait encore été dans la même position critique : « Je ne bougeais pas je pensais : « Si tu bouges, ils sont capables de te planter leur fourche dans le dos ! »

Il racontait cet événement au gros percepteur Hâan, qui semblait l’écouter, son ventre arrondi comme un bouvreuil, la face pourpre, la cravate lâchée, ses gros yeux voilés de douces larmes, et qui riait en songeant à la prochaine ouverture de la chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour dire quelque chose : mais il se recouchait lentement au dos de son fauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table à côté de son verre.

Iôsef avait l’air grave, sa figure cuivrée exprimait la contemplation intérieure ; il avait rejeté ses grands cheveux laineux loin de ses tempes, et son œil noir se perdait dans l’azur du ciel, au haut des grandes fenêtres.

Kobus, lui, riait tellement en écoutant le grand Frédéric, que son nez épaté couvrait la moitié de sa figure ; mais il n’éclatait pas, quoique ses joues relevées eussent l’apparence d’un masque de comédie.

« Allons, buvons, disait-il, encore un coup ! la bouteille est encore à moitié pleine. »

Et les autres buvaient, la bouteille passait de main en main.

C’est en ce moment que le vieux David Sichel entra, et l’on peut s’imaginer les cris d’enthousiasme qui l’accueillirent :

— « Hé ! David !… Voici David ! À la bonne heure !… il arrive ! »

Le vieux rabbin promenant un regard sardonique sur les tartes découpées, sur les pâtés effondrés et les bouteilles vides, comprit aussitôt à quel diapason était montée la fête il sourit dans sa barbiche.

« Hé ! David, il était temps, s’écria Kobus tout joyeux, encore dix minutes, et je t’envoyais chercher par les gendarmes ! nous t’attendons depuis une demi-heure.

— Dans tous les cas, ce n’est pas au milieu des gémissements de Babylone, fit le vieux rebbe d’un ton moqueur.

— Il ne manquerait que cela ! dit Kobus en lui faisant place. Allons, prends une chaise, vieux, assieds-toi. Quel dommage que tu ne puisses pas goûter de ce pâté, il est délicieux !

— Oui, s’écria le grand Frédéric, mais c’est treife[1], il n’y a pas moyen ; le Seigneur a faitles jambons, les andouilles et les saucisses pour nous autres.

— Et les indigestions aussi, dit David en riant tout bas. Combien de fois ton père, Johann Schoultz, ne m’a-t-il pas répété la même chose ! c’est une plaisanterie de ta famille qui passe de père en fils, comme la perruque à queue de rat et la culotte de velours à deux boucles. Tout cela n’empêche pas que si ton père avait moins aimé le jambon, les saucisses et les andouilles, il serait encore frais et solide comme moi. Mais vous autres, schaude, vous ne voulez rien entendre, et tantôt l’un, tantôt l’autre se fait prendre comme les rats dans les ratières, par amour du lard.

— Voyez-vous, le vieux posché isroel qui prétend avoir peur des indigestions, s’écria Kobus, comme si ce n’était pas la loi de Moïse qui lui défende la chose.

— Tais-toi, interrompit David en nasillant, je dis cela pour ceux qui ne comprendraient pas de meilleures raisons ; mais celle-là doit vous suffire ; elle est très bonne pour un sergent de landwehr qui se laisse tirer les bottes dans une mare d’Alsace ; les indigestions sont aussi dangereuses que les coups de fourche. »

Alors un immense éclat de rire s’éleva de tous côtés, et le grand Frédéric, levant le doigt, dit :

« David, je te rattraperai plus tard ! »

Mais il ne savait que répondre, et le vieux rabbin riait de bon cœur avec les autres.

La grande Frentzel, de l’auberge du Bœuf-Rouge, après avoir débarrassé la table, arrivait alors de la cuisine avec un plateau chargé de tasses, et Katel suivait, portant sur un autre plateau la cafetière et les liqueurs.

Le vieux rebbe prit place entre Kobus et Iôsef. Frédéric Schoultz tira gravement de la poche de sa redingote une grosse pipe d’Ulm, et Fritz alla chercher dans l’armoire une boîte de cigares.

Mais Katel venait à peine de sortir, et la porte

  1. treife, Déclaré impur par la loi de Moïse.