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L’FRITZ.

passer l’inspection de sa cave, et choisir quelques vieilles bouteilles de vin, pour célébrer la fête du printemps.

Sa grosse figure exprimait le contentement intérieur ; il revoyait déjà les beaux jours se suivre à la file jusqu’en automne : la fête des asperges, les parties de quilles au Panier-Fleuri, hors de Hunebourg ; les parties de pêche avec Christel, son fermier de Meisenthâl, la descente du Losser en bateau, sous les ombres tremblotantes des grands ormes en demi-voûte de la rive ; et puis Christel, l’épervier sur l’épaule, lui disant : « Halte ! » près de la source aux truites, et tout à coup déployant son filet en rond, comme une immense toile d’araignée, sur l’eau dormante, et le retirant tout frétillant de poissons dorés. Il revoyait cela d’avance, et bien d’autres choses : le départ pour la chasse au bois de hêtres, près de Katzenbach ; le char à bancs tout plein de joyeux compères, les hautes guêtres de cuir bien bouclées aux jambes, la gibecière au dos sur la blouse grise, la gourde et le sac à poudre sur la hanche, les fusils doubles entre les genoux dans la paille : tout cela pêle-mêle. Les chiens, attachés derrière, jappant, hurlant, se démenant ; et lui, près du timon, conduisant la voiture jusqu’à la maison du garde Rœdig, et les laissant partir, pour veiller à la cuisine, faire frire les petits oignons et rafraîchir le vin dans les cuveaux. Puis le retour des chasseurs à la nuit, les uns la gibecière vide, les autres soufflant dans la trompe. Tous ces beaux jours lui passaient devant les yeux en allumant la chandelle : les moissons, la cueillette du houblon, les vendanges, et il poussait de petits éclats de rire : « Hé ! hé ! hé ! ça va bien… ça va bien ! »

Enfin il descendit, la main devant la lumière, le trousseau de clef dans sa poche, un panier au bras.

En bas, sous l’escalier, il ouvrit la cave, une vieille cave bien sèche, les murs couverts de salpêtre brillant comme le cristal, la cave des Kobus depuis cent cinquante ans, où le grand-grand-père Nicolas avait fait venir pour la première fois du markobrunner, en 1715, et qui depuis, grâce à Dieu, s’était augmentée d’année en année, par la sage prévoyance des autres Kobus.

Il l’ouvrit, les yeux écarquillés de plaisir, et se vit en face des deux lucarnes bleues qui donnent sur la place des Acacias. Il passa lentement prés des petits fûts cerclés de fer, rangés sur de grosses poutres le long des murs ; et, les contemplant, il se disait :

« Ce gleiszller est de huit ans, c’est moi-même qui l’ai acheté à la côte ; maintenant il doit avoir assez déposé, il est temps de le mettre en bouteilles. Dans huit jours je préviendrai le tonnelier Schweyer, et nous commencerons ensemble. Et ce steinberglà est de onze ans ; il a fait une maladie, il a filé, mais ce doit être passé… nous verrons ça bientôt. Ah ! voici mon forstheimer de l’année dernière, que j’ai collé au blanc d’œuf ; il faudra pourtant que je l’examine ; mais aujourd’hui je ne veux pas me gâter la bouche ; demain, après-demain» il sera temps. »

Et, songeant à ces choses, Kobus avançait toujours rêveur et grave.

Au premier tournant, et comme il allait entrer dans la seconde cave, sa vraie cave, la cave des bouteilles, il s’arrêta pour moucher la chandelle, ce qu’il fit avec les doigts, ayant oublié les mouchettes ; et, après avoir posé le pied sur le lumignon, il s’avança, le dos courbé, sous une petite voûte taillée dans le roc, et, tout au bout de ce boyau, il ouvrit une seconde porte, fermée d’un énorme cadenas ; l’ayant poussée, il se redressa tout joyeux, en s’écriant :

« Ah ! ah ! nous y sommes ! »

Et sa voix retentit sous la haute voûte grise. En même temps, un chat noir grimpait au mur et se retournait dans la lucarne, les yeux verts brillants, avant de se sauver vers la rue du Coin-Brûlé.

Cette cave, la plus saine de Hunebourg, était en partie creusée dans le roc, et, pour le surplus, construite d’énormes pierres de taille ; elle n’était pas bien grande, ayant au plus vingt pieds de profondeur sur quinze de large ; mais elle était haute, partagée en deux par un lattis solide, et fermée d’une porte également en lattis. Tout le long s’étendaient des rayons, et sur ces rayons étaient couchées des bouteilles dans un ordre admirable. Il y en avait de toutes les années, depuis 1780 jusqu’en 1840. La lumière des trois soupiraux, se brisant dans le lattis, faisait étinceler le fond des bouteilles d’une façon agréable et pittoresque.

Kobus entra.

Il avait apporté un panier d’osier à compartiments carrés, une bouteille tenant dans chaque case ; il posa ce panier à terre, et, la chandelle haute, il se mit à passer le long des rayons. La vue de tous ces bons vins, les uns au cachet bleu, les autres à la capsule de plomb, l’attendrit, et au bout d’un instant, il s’écria :

« Si les pauvres vieux qui, depuis cinquante ans, ont, avec tant de sagesse et de prévoyance, mis de côté ces bons vins, s’ils revenaient, je suis sûr qu’ils seraient contents de me voir suivre leur exemple, et qu’ils me trouveraient digne de leur avoir succédé dans ce bas monde. Oui, tous seraient contents ! car ces trois rayons